Les trains de Russie – Marina Tsvetaïeva, L’aube sur les rails
Les trains de Russie (3)
Marina Tsvetaïeva — L'aube sur les rails
interprété par Anna Papoucheva (Анна Папушева)
Marina Tsvetaïeva — L'aube sur les rails
1922
Марина Цветаева - Рассвет на рельсах
Traduction : Anne Puyou
Покамест день не встал
С его страстями стравленными,
Из сырости и шпал
Россию восстанавливаю.
Из сырости – и свай,
Из сырости – и серости.
Покамест день не встал
И не вмешался стрелочник.
Туман ещё щадит,
Ещё в холсты запахнутый
Спит ломовой гранит,
Полей не видно шахматных?
Из сырости – и стай?
Ещё вестями шалыми
Лжет вороная сталь –
Ещё Москва за шпалами!
Так, под упорством глаз –
Владением бесплотнейшим
Какая разлилась
Россия – в три полотнища!
И – шире раскручу!
Невидимыми рельсами
По сырости пущу
Вагоны с погорельцами:
С пропавшими навек
Для Бога и людей!
(Знак: сорок человек
И восемь лошадей).
Так, посредине шпал,
Где даль шлагбаумом выросла,
Из сырости и шпал,
Из сырости – и сирости,
Покамест день не встал
С его страстями стравленными –
Во всю горизонталь
Россию восстанавливаю!
Без низости, без лжи:
Даль – да две рельсы синие?
Эй, вот она! – Держи!
По линиям, по линиям?

Tant que le jour n’est pas levé
Avec ses ardeurs enflammées
Dans tes traverses, ton air mouillé
Je te revis
Russie
Tes poteaux, ton humidité
Ta grisaille et ton air mouillé
Le jour n’est pas encore levé
Le poste d’aiguillage est fermé
Le brouillard prend pitié
La pierre concassée
Dans une bâche enveloppée
Dort. Des champs l’échiquier
Disparaît.
Ton air mouillé et tes volées
D’oiseaux menteurs faux messagers
Aile de corbeau acier trempé
Où est Moscou ?
Par là ! Au bout !
Regardez-le attentivement
Ce territoire désincarné
Russie ! Débordement
Des trois bandes tissées !
Je vais desserrer les boulons
Et sur ces rails invisibles
Je vais lâcher tous ces wagons
De sinistrés dans l’air humide
De disparus dans le grand froid
Aux yeux de Dieu aux yeux des hommes
Huit chevaux et quarante personnes
C’est ce qui est écrit sur les parois
Ainsi au milieu des traverses
L’horizon en barrière se dresse
Dans tes traverses, ton air mouillé
Ton air mouillé abandonné
Tant que le jour n’est pas levé
Avec ses ardeurs enflammées
Dans ton horizontalité
Je te revis
Russie !
Ni vilenie ni tromperie
L’horizon et deux rails bleutés
Ah ! Le voilà !
Accroche-toi !
Aux voies, aux voies…

Marina Ivanovna Tsvetaïeva (Марина Ивановна Цветаева) (1892-1941) fut une des poétesses de langue russe les plus originales du XXᵉ siècle. Après des années d'exil à l'étranger, à l'orée de la Grande guerre patriotique, sa sœur d'abord, puis elle et son époux retournent URSS. Celui-ci sera fusillé en 1939, sa sœur connaîtra les camps et Marina, seule et sans soutien, se suicidera en 1941, son œuvre rejetée par le régime stalinien.

