M. Zochtchenko – Présentation
Mikhaïl Zochtchenko - Михаил Зощенко
Introduction
« C’est du Zochtchenko ! », voilà une exclamation familière, il y a un siècle, à tous les Russes des années mil neuf cent vingt…
Mikhaïl Zochtchenko (Михаил Михайлович Зощенко) (1894-1958) est souvent considéré comme l’écrivain humoriste le plus réputé de cette période de l’ère soviétique, bien qu’il reste peu connu du public francophone...
Une langue intraduisible ?
Réputées intraduisibles ou trop russes pour être transposables en français, ses nouvelles font surgir le langage populaire, la langue de la rue et des petites gens, de façon fracassante dans la littérature russe, puriste à l’extrême. C'est la langue de ‘l'homo sovieticus’¹ - cet ‘Homme nouveau’ voulu par le régime qui tente de s’adapter à un monde qu’il comprend ‘à sa manière’, pour le meilleur et pour le pire, un monde foisonnant de mots savants ou étrangers détournés de leur sens -, une langue truffée de termes administratifs ronflants et inhumains.
Voici ce qu’écrit André Markowicz : « Mikhaïl Zochtchenko se rattache à la tradition du skaz (сказ) qui traverse la littérature russe depuis Gogol et Leskov. (…) Le skaz est un récit non pas écrit mais raconté. L’orientation orale de la narration y détermine le style et donc, bien sûr, le sens. Non seulement il devient impossible de distinguer l’auteur et le héros (et de fixer à la langue des normes de correction), mais l’intonation, l’ordre des mots, le choix de tel ou tel provincialisme, voire telle ou telle faute de langue n’existent que pour peindre celui qui parle. » (référence ci-dessous, p. 167).
Voici, à ma connaissance, les plus récentes traductions françaises de cet auteur :
- 1971 : ‘Avant le lever du soleil’, roman. Traduction française : Maya Minoustchine ;
- 1987 : ‘Contes De La Vie De Tous Les Jours’, traduits par Michel Davidenkoff ;
- 1990 : ‘Les Récits de Nazar Ilitch ; Cher monsieur Ventrebleu et autres récits’, traduits par André Markowicz ;
- 1991 : ‘Les Sentimentales’ et ‘Les Quotidiennes’, nouvelles traduites par Maya Minoustchine ;
- 2019 : ‘ 30 projets pour le peuple’, Traduction Anne Puyou, 2019.
Sur Internet, Michel Tessier offre pour sa part quelques nouvelles traduites par ses soins : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier.
Pour ce qui est des textes en langue russe, citons trois sites de référence :
- traumlibrary.ru ;
- zoshhenko.ru ;
- zoschenko.ru.
nb : il existe parfois, en russe, plusieurs versions d’une même nouvelle, parfois tronquée. Nous avons choisi celle correspondant à la version audio présentée.
Céline et Zochtchenko : deux destins parallèles, la ‘langue du peuple’ en partage :
En 1932, paraît en France 'Voyage au bout de la nuit' de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), célébré pour son style qui s’inspire de la langue de tous les jours, des petites gens, une langue ‘vulgaire’, teinté d'argot et d’expressions triviales.
Un roman qui va profondément influencer la littérature française contemporaine. Lire : Jérôme Meizoz, ‘La « langue peuple » dans le roman français’, 2005.
Une dizaine d’année avant la publication en France de l’ouvrage de Céline, Mikhail Zochtchenko, en Russie, introduisait au fil de ses nouvelles l’utilisation de la verve populaire : une langue parfois verte et embrouillée, ‘dans son jus’, en quelque sorte, créant l'image comique de héros ordinaires, de ‘bonshommes’ et de ‘bonnes femmes’ parfois de moralité douteuse, le plus souvent ayant une vision immédiate du monde qui les entoure, qui les avale, sans rien y comprendre vraiment, bien qu’ils et elles essaient, souvent maladroitement, de s’y employer, de ‘s’en accommoder’, comme on dit.
Des comme moi y’en a beaucoup… - Мно́го таки́х же, как и не я...
Voici un extrait des 'Récits de Nazar Ilitch' (Рассказы Назара Ильича) – 'Un trou perdu' (Гиблое место) – parus en 1921/22, une des premières publications de l’auteur, dont le personnage principal a traversé la Première guerre mondiale puis les affres de la Guerre civile...
Pour en savoir plus sur ‘Récits de Nazar Ilitch’: lire (en russe).
Мно́го таки́х же, как и не я, начина́я с герма́нской кампа́нии, хо́дят по ру́сской земле́ и не зна́ют, к чему́ бы им тако́е приткну́ться.
И ве́рно. К че́му приткну́ться челове́ку, е́сли ка́ждый предме́т, заме́тьте, свино́е коры́то да́же, име́ет своё назначе́ние, а челове́ку э́того назначе́ния не ука́зано.
И че́рез э́то челове́ку самому́ прихо́дится находи́ть своё определе́ние. И че́рез э́то, начина́я с герма́нской кампа́нии, мно́гие хо́дят по ру́сской земле́, не понима́я, что к чему́.
И таки́х люде́й ви́дел я нема́ло и презира́ть их не согла́сен. Тако́й челове́к – мне лу́чший друг и дорого́й мой прия́тель. Поско́льку тако́й челове́к ище́т своё определе́ние. И я то́же э́то ищу́. Но то́лько не могу́ найти́, поско́льку со мной случа́ются ра́зные бе́дствия, исто́рии и происше́ствия...
Des comme moi y’en a beaucoup depuis la campagne contre les Boches qui arpentent la terre russe et qui savent même pas où se caser.
Et à juste titre. Où le gars pourrait-il se caser, quand la moindre chose, comprenez-vous, même une auge à cochon, a son propre but, mais qu’à ce gars personne lui a indiqué le sien ?
Et à cause de ça, ce gars doit trouver par lui-même son propre chemin. Et à cause de ça, depuis la campagne contre les Boches, beaucoup arpentent la terre russe sans comprendre le pourquoi du comment.
J’en ai vu beaucoup des gars comme ça et je suis pas d’accord qu’on les méprise. Un gars comme ça, il est mon meilleur ami et mon très cher compagnon. Parce qu'un tel gars cherche sa propre voie. Et moi aussi je la cherche. Mais je ne parviens tout simplement pas à la trouver, à cause des histoires, événements et diverses catastrophes qui me sont tombés dessus...
De la Grande guerre à la célébrité...
Comme Céline, Zochtchenko aura traversé les affres de la Première guerre mondiale (sur le front russe, bien sûr), comme lui, il aura été blessé au combat et décoré pour sa bravoure. Engagé volontaire en 1915, il sera gazé sur le champ de bataille, puis réformé, ce qui ne l’empêchera pas de combattre ensuite au sein de l’Armée Rouge durant la Guerre civile. Victime d’une crise cardiaque, en 1919, il est (à nouveau) réformé.
Après une vie errante pendant laquelle il vit de petits métiers, il se joint à un cercle littéraire, celui des « frères Sérapion » (Серапионовы братья) et se met à publier, y compris sous divers pseudonymes, de courts récits qui le rendent célèbre du jour au lendemain. Une célébrité qui ne se démentira pas jusqu’à la Grande guerre patriotique (la Seconde guerre mondiale).
Pourtant, profondément dépressif, sa verve comique se tarit peu à peu. Il s’engage au cours des années trente dans l’écriture d’un roman autobiographique à portée introspective ‘Avant le lever du soleil’ (Перед восходом солнца). Une œuvre qui fut interdite avant même d’avoir été achevée.
...De la célébrité à la mise à l’index :
Comme Louis-Ferdinand Céline, pour des raisons, certes, fort différentes², Mikhaïl Zochtchenko connaîtra après la Seconde guerre mondiale l’opprobre publique et la déchéance, jusqu’à ne plus rien publier.
Le coup fatal lui sera porté en 1948. A la suite de la publication de son conte pour enfant ‘Les aventures d’un singe’ (Приключения обезьяны) il est mis à l’index et exclu de l’Union des écrivains soviétiques. Interdit de publication, il vivra dès lors, tant bien que mal, de travaux de traductions (sans que son nom ne soit jamais cité) et... du métier de cordonnier qu’il avait appris dans sa jeunesse.
Il mourra dans l’indifférence générale en 1958.
En 1995, en guise de réhabilitation posthume, un monument est érigé sur sa pierre tombale dans un cimetière de Sestroretck (Сестрорецк), à une trentaine de kilomètres de Saint-Pétersbourg, où il repose, espérons-le, en paix.
Une biographie de Mikhaïl Zochtchenko : lire (en russe).
Pour en savoir plus (en russe) : Литературная группа «Серапионовы братья».
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Vous trouverez dans les pages suivantes des nouvelles traduites par Michel Davidenkoff, extraites de son recueil : ‘Contes De La Vie De Tous Les Jours’, paru en 1987 aux éditions Noir sur blanc ; des extraits de 'De drôles de projets' (Веселые проекты) de 1928, traduits par Anne Puyou dans son ouvrage 'Trente projet pour le peuple', paru aux éditions Gingko en 2019 ; ainsi que des extraits du ‘Livre bleu ciel’ (Голубая книга), paru en 1935, et d’autres nouvelles.
Remerciements à :
- Michel Davidenkoff et Anne Puyou qui nous ont autorisé à reproduire à des fins non-commerciales des pages de leur ouvrage respectif ;
- Svetlana Weiss qui m’a accompagné tout au long de ce travail ;
- Olga Moutouh pour sa relecture, ses remarques et ses corrections ‘côté russe’ ;
- Bernard Pollet et Martine Guille pour leur relecture ‘côté français’.
Conception Web : Eléna Ogievetsky – EK-PRINT-WEBDESIGN, que je remercie chaleureusement.
Bonne lecture à vous !
Georges Fernandez, mai-septembre 2024 ©
2 commentaires
Juliette
Merci beaucoup pour toutes vos traductions. Je reviendrai vous lire.
Georges Fernandez
🙂