A. Nekrassov – Le capitaine Wrounguel Chapitre 11

Petites nouvelles russes : A la dérive
Perdus en mer, illustration Vitold Bordzilovsky (Витольд Бордзиловский)

Andreï Nekrassov - Андрей Некрасов
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Les aventures du capitaine Wrounguel
Приключе́ния капита́на Вру́нгеля
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Chapitre XI - Aujourd'hui c'est demain...

Главá XI, в котóрой Вру́нгель расстаётся со свои́м кораблём и со свои́м стáршим помóщником

Оглушённый и ослеплённый, я не срáзу пришёл в себя́. Потóм очну́лся, смотрю́ — пол-óстрова вмéсте с я́хтой как не бывáло. Тóлько пар идёт. Кругóм бушу́ют вéтры, нóсится клóчьями тумáн, мóре кипи́т и варёные ры́бки плáвают. Не вы́держал раскалённый грани́т бы́строго охлаждéния, трéснул и разлетéлся. Лом, бедня́га, ви́димо, поги́б в катастрóфе, и су́дно поги́бло. Слóвом, конéц мечтáм. А Фукс — тот вы́крутился. Смотрю́, вцепи́лся в каку́ю-то дóску и кру́жится на ней в водоворóте.

Ну, тут, знáете, и я — раз-раз сaжёнками! — подплы́л к подходя́щей дощéчке, улёгся и жду. Потóм мóре нéсколько ути́хло и вéтер спал. Мы с Фу́ксом сбли́зились друг с дрýгом и отдали́сь на вóлю стихи́и. Плывём ря́дышком по вóле волн в неизвéстном направле́нии, перекликáемся:

— Хау ду-ю-ду, Фукс? Как у вас?

— Олл райт, Христофóр Бонифáтьевич! Всё в поря́дке!

В поря́дке-то в поря́дке, но всё-таки, доложу́ вам, печáльное э́то бы́ло плáвание. Хóлодно, гóлодно и тревóжно. Во-пéрвых, неизвéстно, кудá вы́несет, да и вы́несет ли кудá? А во-вторы́х, тут и акýлы мóгут быть… Да. Ну, плывём так в прáздности и в уны́нии. День плывём, два плывём… Потóм я со счёту сби́лся. Календаря́ с собóй не́ было...

И вот однáжды в я́сную ночь Фукс спал, а я, удручённый бессóнницей, реши́л произвести́ наблюдéния. Конéчно, без прибóров, без табли́ц стéпень тóчности такóго определéния весьма́ относи́тельна, но однó мне удалóсь установи́ть безусло́вно: как раз в э́ту ночь мы пересекли́ ли́нию дат. Вы, навéрное, слыхáли, молóдой человéк, что мóре в э́том мéсте ничегó осóбенного не представля́ет и сáмую ли́нию мóжно уви́деть тóлько на кáрте.

И вот у́тром я бужу́ Фу́кса и пóсле взаи́мных привéтствий говорю́ ему́:

— Вы имéйте в виду́, Фукс, что у нас сегóдня — зáвтра.

Он на меня́ глазá вы́таращил. Не соглаша́ется.

— Что вы, — говори́т, — Христофóр Бонифáтьевич! В чём, в чём, а в арифмéтике вы меня́ не собьёте.

Ну, я попыта́лся объясни́ть ему́.

— Ви́дите ли, — говорю́, — арифмéтика тут ни при чём. В плáвании слéдует руково́дствоваться астронóмией.

— Вот, — кричу́, — Фукс! Смотри́те: что у вас пря́мо над головóй?

— Шля́па.

— Да не шля́па, — говорю́, — Сам вы шля́па! Зени́т у вас над головóй.

— Ничегó у меня́ не звени́т! — кричи́т Фукс.

Слóвом, ви́жу, так ничегó не вы́йдет. Лáдно, ду́маю. Ну, и, чтóбы не возбуждáть бесполéзных спóров, я приказáл совсе́м прекрати́ть счёт дней. Если вы́несет кудá, спасёмся, там нам скажу́т и день и числó, а здесь, в мóре, по существу́, безразли́чно, когдá тобóй аку́ла полáкомится: вчерá и́ли послезáвтра, трéтьего числá и́ли шестóго.

Слóвом, дóлго ли, кóротко ли, как говори́тся, плы́ли мы, плы́ли, и вот однáжды я просыпáюсь, гляжу́ — земля́ на горизóнте. По очертáниям — бýдто Са́ндвичевы острова́. К вéчеру подошли́ побли́же, так и есть: Гавáи.

Petites nouvelles russes : A une encablure... Hawaï
A une encablure... Hawaï, illustration Vitold Bordzilovsky (Витольд Бордзиловский)

Chapitre dans lequel Wrounguel se retrouve sans navire et perd son fidèle second Lom

Abasourdi et aveuglé, je n’ai pas immédiatement repris conscience. Puis sortant du cirage, je m’aperçois que la moitié de l'île ainsi que le « Pitoyable » se sont volatilisés. Partis en fumée. Tout autour, les vents rugissent, le brouillard virevolte, la mer bouillonne comme une soupe où surnagent quelques poissons ébouillantés. Le granit de l’île, chauffé à blanc, n'a pu résister au contact de l’air glacé, il s'est fissuré et a volé en éclats.

Apparemment Lom, le pauvre garçon, n’a pas survécu à la catastrophe ; le « Pitoyable » a disparu ; en un mot, cela signe la fin de mon rêve. Fuchs, par contre, s'en est tiré. Je l’aperçois, accroché à un bout d’épave, qui tournoie au dessus du maelstrom.

Là, imaginez, à la force des bras, je crawle et m’accroche à une planche, j’y grimpe et m’y recroqueville. Enfin la mer se calme un peu et le vent tombe. Fuchs et moi nous nous rapprochons. Soumis à la volonté des éléments, côte à côte, nous dérivons au gré des vagues et des courants, dans une direction inconnue, nous hélant sans cesse l’un l’autre :

- Comment allez-vous, Fuchs ? How do you do ?

- All right, Capitaine Wrounguel ! Tout va bien !

All right, All right, mais quand même, je vous l’assure, notre situation n’a rien d’‘all right’ du tout. Tourmentés par le froid, la faim et l’anxiété, sans savoir où la mer nous mène, voire même si elle nous mène quelque part, sans compter la peur constante de croiser d’éventuels requins…

Ainsi, nous dérivons, désœuvrés et découragés, un jour, puis deux... Puis je perds la notion du temps. Je n’avais pas de calendrier sur moi…

Et voici que par une nuit claire, alors que Fuchs est endormi, je décide, dans mon insomnie, d’observer le ciel. Bien sûr, sans instruments, sans tables¹, le degré de précision est très relatif, mais je pus établir avec certitude que précisément cette nuit-là nous franchissions la ligne de changement de date.

Vous avez probablement entendu dire, jeune homme, que la mer à cet endroit n'a rien de spécial et que la ligne elle-même ne peut être vue que sur les cartes².

Et donc au matin je réveille Fuchs et, après lui avoir souhaité le bonjour, lui annonce : - Gardez bien à l'esprit, Fuchs, qu'aujourd'hui on est demain...

Levant les yeux au ciel, d’un ton réprobateur il me répond : - Que dites-vous-là, Capitaine ?! Pour le reste, je dis pas, mais en arithmétique vous ne m’aurez pas !

Alors, j’essaie de lui expliquer la chose : - Voyez-vous Fuchs, lui dis-je, l’arithmétique n’a rien à voir là dedans. En navigation, il faut se laisser guider par l’astronomie. Fuchs, dites-moi, qu’ y a-t-il juste au-dessus de votre tête ?

- Un chapeau ?... un bonnet ? me répond-il.

- Non, pas un bonnet, dis-je, le benêt c’est vous. Au dessus de votre tête, se trouve le zénith³…

- Zé-nit pige que dalle à c’ que vous racontez, capitaine…, me crie-t-il de son côté.

Bref, je vois que rien n’en sortira. « Laissons tomber, pensé-je », et pour ne pas poursuivre d’inutiles discussions, j’ordonne qu’on cesse le comptage des jours. Si le sort voulait bien nous mener quelque part sains et saufs, alors là-bas on saurait nous dire le jour et la date, mais là où nous nous trouvions, en pleine mer, entourés de requins prêts à se régaler, cela ne faisait pratiquement aucune différence de savoir si on était hier ou après-demain, le trois ou le six du mois...

En définitive, que cela ait duré plus ou moins longtemps, comme on dit, nous avons dérivé, dérivé, et puis un jour, me réveillant je m’exclame : « Terre à l'horizon ! » Et ses contours me font penser à ceux des îles Sandwich4. Le soir, nous approchant : oui, à une encablure, c’était bien Hawaï...

Petites nouvelles russes - Les voiles écarlates - Grine - Un petit bateau
1- En mer, les tables de navigation astronomiques permettent de calculer et déterminer la position d’un navire à l'aide de l'observation des astres et la mesure de leur hauteur dans le ciel.
2- La ligne de changement de date est une ligne imaginaire, située autour du 180e méridien (est et ouest) dans l'océan Pacifique ; son rôle est d'indiquer l'endroit où il est nécessaire de changer de date quand on la traverse.
3- Le zénith (de l’arabe : سمت الرأس ) est le point dans la sphère céleste qui se situe exactement à la verticale au-dessus de la tête d’un observateur.
4- Les îles Sandwich forment un archipel situé dans l'océan Pacifique, composé de 137 îles dont l'île d'Hawaï. Il fut baptisé ainsi en l'honneur du comte britannique Sandwich lors de leur découverte par le navigateur James Cook en 1778.