Deux guitares – Une chanson tsigane ?

Deux guitares - Две гитары 

Une chanson tsigane ? Oui… et non !

La mélodie, autant que les paroles de ‘Deux guitares’ sont à l’évidence d’inspiration tsigane, et résonnent comme nombre de leurs chants et de leurs danses. (Ci-dessous : une interprétation empreinte de liberté et de sensualité d'une chanson et d'une danse tsiganes par Sonia Timofeeva)

Sonia Timofeeva

Si ‘Deux guitares’ est aujourd’hui considérée comme une chanson tsigane traditionnelle, pour ne pas dire ‘éternelle’, et qu’elle est depuis longtemps chantée dans toutes les tavernes et restaurants russes, son histoire et sa naissance sont plus surprenantes.

En effet, la première version, la version d’origine, date de la deuxième moitié du XIX° siècle, et elle n’a pas été écrite ni composée, comme on pourrait le croire, par des Tsiganes… mais bien par des Russes-Russes*.

L'auteur des paroles originales en fut le poète Apollon Aleksandrovitch Grigoriev (en russe : Аполло́н Алекса́ндрович Григо́рьев) – 1822-1864 -. Il écrivit en 1857 deux poèmes: "La danse hongroise des Tsiganes" (Цыганская венгерка) et "Ô Toi, au moins, parle-moi" (О, говори хоть ты со мной…). Un de ses amis, Ivan Vasilievich Vasiliev (1810 - 1870), mis ses vers en musique, l’accompagnant à la guitare.

Petites nouvelles russes - Apollon Gregoriev
Apollon Aleksandrovitch Grigoriev (Аполло́н Алекса́ндрович Григо́рьев) – 1822-1864 -

* Les Russes distinguent habituellement ‘citoyenneté’ de ‘nationalité’ : on peut être Russe (de citoyenneté) mais d’être d’une autre ‘nationalité’ : tatare, ukrainienne, juive, arménienne, tchouvache, etc. En 1989, au moment de la dislocation de l’ex-URSS, le pays comptait 128 nationalités. A la suite de nombreuses réformes constitutionnelles, on parle aujourd'hui d’« entités nationales » (21 républiques, 10 districts [okroug] autonomes, plus la Région autonome des Juifs)  – Source : Anne GAZIER, « Régions et nationalités en Russie : aspects institutionnels et juridiques », Openedition, 2006 ).

Pour en savoir plus : ‘Qui est russe aujourd’hui ?’, The Conversation, mai 2018

Alla Bayanova, Deux guitares contre un mur
(Две гитары за стеной)

Apollon Alexandrovitch Grigoriev (1857)

Аполлон Александрович Григорьев

Цыганская венгерка
(отрывок)

Две гитары, зазвенев,
Жалобно заныли...
С детства памятный напев,
Старый друг мой — ты ли?

Как тебя мне не узнать?
На тебе лежит печать
Буйного похмелья,
Горького веселья!

Это ты, загул лихой,
Ты — слиянье грусти злой
С сладострастьем баядерки —
Ты, мотив венгерки!

Квинты резко дребезжат,
Сыплют дробью звуки...
Звуки ноют и визжат,
Словно стоны муки.

Что за горе? Плюнь да пей!
Ты завей его, завей
Веревочкой горе!
Топи тоску в море!

Вот проходка по баскам
С удалью небрежной,
А за нею — звон и гам
Буйный и мятежный.

Перебор... и квинта вновь
Ноет-завывает;
Приливает к сердцу кровь,
Голова пылает.

La danse hongroise des Tziganes
(extrait)

Deux guitares résonnent
D’une plainte lancinante...
Depuis l'enfance, une mélodie inoubliable,
Mon vieil ami, est-ce toi ?

Comment me serais-tu inconnu ?
Toi, marqué par le sceau
d’une violente gueule de bois,
d’une amère joie.

C'est toi, ô débauche plein de bravoure,
Toi qui réunit la tristesse maligne
Et la volupté d’une danse venue d’Inde -
Toi, mélodie d’une danse hongroise !

Les accords brusquement résonnent,
Les sons répandent leurs éclats…
Les sons geignent et grincent
Pareils à des gémissements tourmentés.

Quel est ce chagrin ?
Crache-lui dessus et puis bois !
Tords le cou au malheur
Et pends-le au bout d’une corde !
Noie ton cafard dans la mer !

Et voici l’accord des basses
D’une hardiesse nonchalante,
Suivi de sonneries et vacarme
Violents et rebelles.

Les doigts glissent sur les cordes…
Et un accord à nouveau qui gémit et puis hurle ;
Le sang remplit le cœur,
La tête brûle.

О, говори хоть ты со мной...

О, говори хоть ты со мной,
Подруга семиструнная!
Душа полна такой тоской,
А ночь такая лунная!

Вон там звезда одна горит
Так ярко и мучительно,
Лучами сердце шевелит,
Дразня его язвительно.

Чего от сердца нужно ей?
Ведь знает без того она,
Что к ней тоскою долгих дней
Вся жизнь моя прикована…

И сердце ведает моё,
Отравою облитое,
Что я впивал в себя её
Дыханье ядовитое...

Я от зари и до зари
Тоскую, мучусь, сетую...
Допой же мне - договори
Ты песню недопетую.

Договори сестры твоей
Все недомолвки странные...
Смотри: звезда горит ярчей...
О, пой, моя желанная!

И до зари готов с тобой
Вести беседу эту я...
Договори лишь мне, допой
Ты песню недопетую!

Ô Toi, au moins, parle-moi...

Ô Toi, au moins, parle-moi,
Mon amie aux sept cordes !
Mon âme est pénétrée de tristesse,
Alors qu’une lune pleine illumine la nuit !

Là-bas brûle une étoile unique,
Si brillante et douloureuse,
Ses rayons font trembler mon cœur,
Le taquinant avec sarcasme.

Que veut-elle de mon cœur ?
Déjà elle sait bien
Que par elle toute ma vie est enchaînée
A la tristesse des longues journées.

Et mon cœur arrosé
Par ce poison sait bien
Que j’ai bu jusqu’à la lie
Son parfum toxique…

Et d'aube en aube
Je vais soupirant, me tourmentant, me lamentant.
Parle-moi donc et chante jusqu’au bout
Тa chanson inachevée.

Dis-moi guitare
Toutes les étranges réticences de ta sœur...
Regarde : l'étoile brûle plus fort ...
Ô, chante encore, Toi, mon désir !

Et jusqu’à l'aube avec toi je suis prêt
A poursuivre ce dialogue...
Continue seulement à chanter pour moi
Тa chanson toujours inachevée !

Rares sont, parmi les nombreuses versions que l'on peut écouter, celles qui indiquent les noms de l’auteur et du compositeur originaux. La rançon du succès sans doute. Voilà un oubli ici enfin réparé !