En mauvaise compagnie – Chapitre 2 (08)

Petites nouvelles russes - En mauvaise compagnie - Tibour 1
Pan Tibour Drab haranguant les braves Ukrainiens

В дурном обществе – En mauvaise compagnie

 

Проблематические натуры
(II.08)
De fichus caractères !

Petites nouvelles russes - En mauvaise compagnie - Tibour Drab

Руки пана Тыбурция были грубы и покрыты мозолями, большие ноги ступали по-мужичьи. Ввиду этого, большинство обывателей не признавало за ним аристократического происхождения, и самое большее, что соглашалось допустить, это — звание дворового человека какого-нибудь из знатных панов. Но тогда опять встречалось затруднение: как объяснить его феноменальную учёность, которая всем была очевидна. Не было кабака во всём городе, в котором бы пан Тыбурций, в назидание собиравшихся в базарные дни хохлов, не произносил, стоя на бочке, целых речей из Цицерона, целых глав из Ксенофонта. Хохлы разевали рты и подталкивали друг друга локтями, а пан Тыбурций, возвышаясь в своих лохмотьях над всею толпой, громил Катилину или описывал подвиги Цезаря или коварство Митридата. Хохлы, вообще наделённые от природы богатою фантазией, умели как-то влагать свой собственный смысл в эти одушевлённые, хотя и непонятные речи... И когда, ударяя себя в грудь и сверкая глазами, он обращался к ним со словами: «Patres conscripti» [Отцы сенаторы (лат.)]— они тоже хмурились и говорили друг другу:

— Ото ж, вражий сын, як лается!

Когда же затем пан Тыбурций, подняв глаза к потолку, начинал декламировать длиннейшие латинские периоды, — усатые слушатели следили за ним с боязливым и жалостным участием. Им казалось тогда, что душа декламатора витает где-то в неведомой стране, где говорят не по-христиански, а по отчаянной жестикуляции оратора они заключали, что она там испытывает какие-то горестные приключения. Но наибольшего напряжения достигало это участливое внимание, когда пан Тыбурций, закатив глаза и поводя одними белками, донимал аудиторию продолжительною скандовкой Виргилия или Гомера. Его голос звучал тогда такими глухими загробными раскатами, что сидевшие по углам и наиболее поддавшиеся действию жидовской горилки слушатели опускали головы, свешивали длинные подстриженные спереди «чуприны» и начинали всхлипывать:

— О-ох, матиньки, та и жалобно ж, хай ему бис! — И слёзы капали из глаз и стекали по длинным усам.

Нет поэтому ничего удивительного, что, когда оратор внезапно соскакивал с бочки и разражался весёлым хохотом, омрачённые лица хохлов вдруг прояснялись, и руки тянулись к карманам широких штанов за медяками. Обрадованные благополучным окончанием трагических экскурсий пана Тыбурция, хохлы поили его водкой, обнимались с ним, и в его картуз падали, звеня, медяки.

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Les mains de Pan Tibour Drab étaient rugueuses, couvertes de callosités. Quand il marchait, ses grands pieds lui donnaient un air rustre. C’est peut-être pour cela que la majorité des habitants de Kniagè-Véno ne lui reconnaissait aucune engeance aristocratique. Tout au plus pouvait-on admettre qu'il eût pu être, un jour, laquais auprès de quelque grand seigneur.

Mais sur ce point encore il y avait matière à s’interroger : comment pouvait-on alors expliquer sa rare érudition que tous saluaient unanimement ?

Les jours de marché, il n'y avait pas une taverne dans toute la ville où Pan Tibour, pour l'édification du bon peuple ukrainien¹, ne prononçât, perché sur un tonneau, des discours entiers de Cicéron², des chapitres complets de Xénophon³. Alors que son auditoire béotien ouvrait la bouche et se poussait du coude, Pan Tibour, dominant de ses haillons toute la foule médusée, tonnait contre Catilina4, décrivait les exploits de César, contait par le menu détail comment fut trahi Mithridate5.

Les braves Ukrainiens, que la nature avait généralement dotés d'une riche imagination, savaient en quelque sorte mettre leur propre sens sur ces laïus passionnés bien incompréhensibles à leurs oreilles... Et quand, se frappant la poitrine, les yeux étincelants, l’orateur de circonstance se tournait vers eux et leur lançait les mots : "Patres conscripti"6 ils fronçaient les sourcils et se disaient entre eux : – Voilà donc comment déblatère ce gredin !

Lorsqu’alors Pan Tibour, levant les yeux au ciel, c’est-à-dire vers le plafond, se mettait, sous les regards attentifs de ses auditeurs moustachus, à déclamer de longues tirades en latin, chacun était saisi de crainte et de pitié. Il leur semblait qu’à ce moment l'âme du récitant planait quelque part au-dessus de quelque pays inconnu où on ne parlait pas chrétien. Mais au vu des gestes désespérés de Tibour, ils en concluaient que, sûrement, son âme endurait là-bas de bien tristes épreuves.

Leur sincère compassion atteignait son paroxysme lorsque Pan Tibour, roulant des yeux et s’agitant comme un beau diable, haranguait son public - déclamant de longues tirades de Virgile et d’Homère7. Sa voix résonnait alors, si sombre et si grondante, que la plupart de ceux qui l’écoutaient, affalés, sous l’effet de l’alcool, la tête comme écrasée, leur long toupet8 ornant leur front tout pendouillant, se mettaient à sangloter :

Ho, bonne mère ! Sacrebleu, c’est si pitoyable !

Et des larmes ruisselaient de leurs yeux, dégoulinant sur leurs longues moustaches.

Et donc n'y avait-il rien de surprenant - après que Pan Tibour, éclatant d’un rire joyeux, eut soudain, d’un bond, sauté du tonneau qui lui avait servi d’estrade -, à ce que le sombre visage des bons Ukrainiens d’un seul coup s’éclaircît, puis de voir comment leurs mains cherchaient dans la poche de leurs pantalons bouffants quelques pièces.

Ravis de l'heureuse conclusion des expéditions tragiques que venait de leur conter Tibour, ces braves lourdauds lui offraient volontiers un coup à boire, le pressaient dans leurs bras, pendant que dans la casquette du valeureux conteur tombait quelque menue monnaie.

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1. L’auteur emploie ici le terme ‘хохол’ [khokhol] pour qualifier les Ukrainiens. Dénomination à la fois familière et légèrement dévalorisante ; comme en français peut l’être le terme ‘bonhomme’…

2. Cicéron (-106, -43) : orateur et homme politique romain. Il sut, en autre, déjouer par la force de son discours la conjuration de Catilina.

3 Xénophon (-430, -355) : historien, philosophe et chef militaire de la Grèce antique, auteur, entre autre, des Helléniques.

4. La conjuration de Catilina fut un complot politique visant la prise du pouvoir à Rome en 63 av. J.-C. dirigée par le sénateur Lucius Sergius Catilina (-108, -62).

5. Mithridate VI Le Grand (-132 ou -135 ?, -63) : roi du Pont-Euxin et du Bosphore, fut trahi par son fils Pharnace.

6. Patres conscripti : littéralement : 'Les Pères conscrits’ – nom donné aux sénateurs romains – cf. Les premiers mots des ‘Philippiques’ de Cicéron : « Jamais terme ne m'a paru si lent à venir, pères conscrits, que les calendes de janvier... ».

7. Quintilien (35, 96) énumère les auteurs grecs et latins les plus importants avant d’utiliser le parallèle pour valoriser ces derniers. Qu’il s’agisse d’Homère et de Virgile, il veut à la fois nommer les auteurs remarquables et instaurer une hiérarchie au profit des œuvres latines. (Quintilien fut l'auteur d'un important manuel de rhétorique, l'Institution oratoire, dont l'influence se prolongera pendant des siècles.)

Petites nouvelles russes - En mauvaise compagnie - Tchouprina8. ‘Tchouprina’, ‘khokhol’ ou ‘osseledets’ : coupe de cheveux cosaque ukrainienne caractérisée par une longue mèche, pendant généralement depuis le haut ou l'avant, sur un crâne par ailleurs complètement rasé.