En mauvaise compagnie – Chapitre 1 (02)

Petites nouvelles russes - En mauvaise compagnie - Le château
Le château sur son île

В дурном обществе – En mauvaise compagnie

 

Развалины (I.02) Les ruines

Я помню, с каким страхом я смотрел всегда на это величавое дряхлое здание. О нём ходили предания и рассказы один другого страшнее. Говорили, что остров насыпан искусственно, руками пленных турок. «На костях человеческих стоит старое замчи́ще», передавали старожилы, и моё детское испуганное воображение рисовало под землёй тысячи турецких скелетов, поддерживающих костлявыми руками остров с его высокими пирамидальными тополями и старым зáмком. От этого, понятно, за́мок казался ещё страшнее, и даже в ясные дни, когда, бывало, ободрённые светом и громкими голосами птиц, мы подходили к нему поближе, он нередко наводил на нас припадки панического ужаса, – так страшно глядели чёрные впадины давно выбитых окон; в пустых залах ходил таинственный шорох: камешки и штукатурка, отрываясь, падали вниз, будя гулкое эхо, и мы бежали без оглядки, а за нами долго ещё стояли стук, и топот, и гоготанье.

А в бурные осенние ночи, когда гиганты-тополи качались и гудели от налетавшего из-за прудов ветра, ужас разливался от старого зáмка и царил над всем городом. «Ой-вей-мир!» – пугливо произносили евреи; богобоязненные старые мещанки крестились, и даже наш ближайший сосед, кузнец, отрицавший самое существование бесовской силы, выходя в эти часы на свой дворик, творил крестное знамение и шептал про себя молитву об упокоении усопших.

Старый, седобородый Януш, за неимением квартиры приютившийся в одном из подвалов зáмка, рассказывал нам не раз, что в такие ночи он явственно слышал, как из-под земли неслись крики. Турки начинали возиться под островом, стучали костями и громко укоряли панов в жестокости. Тогда в залах старого зáмка и вокруг него на острове брякало оружие, и паны громкими криками сзывали гайдуков. Януш слышал совершенно ясно, под рёв и завывание бури, топот коней, звяканье сабель, слова команды. Однажды он слышал даже, как покойный прадед нынешних графов, прославленный на вечные веки своими кровавыми подвигами, выехал, стуча копытами своего аргамака, на середину острова и неистово ругался: «Молчите там, лайдаки, пся вяра!»

Petites nouvelles russes - En mauvaise compagnie - Le château 3

Je me souviens avec quelle peur je regardais l’imposant manoir décrépit. Il circulait à son sujet d'effrayantes légendes, plus terribles les unes que les autres : on disait que l'île sur laquelle il se dressait avait été exhaussée des eaux par les mains de Turcs captifs. Les anciens racontaient que ‘la vieille forteresse elle-même avait été construite sur des ossements humains’. Et mon imagination d'enfant effrayé se représentait ces milliers de squelettes ottomans qui, sous terre, soutenaient de leurs bras décharnés l’îlot, ses hauts peupliers et son vieux château.

Tout cela, bien sûr, rendait le lieu plus terrifiant encore, et même par temps clair, quand, parfois, avec quelques camarades de mon âge, encouragés par la lumière et les chants insistants des oiseaux, nous nous en approchions, nous étions chaque fois pris de panique, saisis par le regard noir et effrayant des orbites évidées des fenêtres depuis longtemps défoncées de l’ancienne citadelle. Des chuchotements mystérieux résonnaient depuis ses salles abandonnées ; le plus petit caillou, le moindre bout de plâtre se détachant de ses murs réveillaient en son antre de sourds échos. Alors nous nous enfuyions sans plus nous retourner, entendant longtemps derrière nous des coups, des bruits de pas et des éclats de rires funestes.

En automne, lors des nuits d'orage, lorsque sur l’île les gigantesques peupliers bruissaient et se pliaient sous les rafales venues de derrière les étangs, l’épouvante sourdait de ces murs pour venir se répandre jusqu’en ville. « Оï, weï mir ! »¹ se repentaient alors les Juifs. Les vieilles bourgeoises craignant Dieu se signaient, et même notre voisin le forgeron, un esprit fort qui niait jusqu’à l'existence du Diable, sortait de chez lui, malgré l’heure, et faisait lui aussi le signe de croix, priant pour le repos des âmes mortes.

Yanoush, un vieux à la barbe grise qui, faute de logis, s’était établi dans une des caves du château, nous racontait souvent que, lors de pareilles nuits, il entendait distinctement des cris venant des entrailles de la terre : sous l’île, les Turcs trépassés s’agitaient, faisant cliqueter leurs os, grondant et reprochant aux pans polonais leurs anciennes cruautés ; dans les salles du vieil édifice et alentour, retentissaient alors le bruit des armes et les vociférations des pans courroucés, appelant les haïdouks² .

Et Yanoush nous jurait qu’il entendait très clairement, dans le rugissement et le hurlement de l'orage, le piétinement des chevaux, le tintement des sabres, les ordres de combat et les appels. Et un jour même, il nous confia qu’il avait reconnu la voix du défunt arrière-grand-père du seigneur actuel, célèbre en son temps pour ses hauts faits sanglants, revenu battre campagne au milieu de l’île, au rythme du sabot de son argamak³, et qui furieusement maudissait : « Allez-vous vous taire, canailles, bande de mécréants ! »

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1. 'Oï vaï iz mir' (yiddish : אױ װײ איז מיר) : « Oï, quel malheur que le mien ! ».

2. Haïdouks : à l’origine paysans armés contre le joug ottoman puis fantassins au service de la Fédération polono-lituanienne (Rzeczpospolita). Cet état aura survécu jusqu’en 1795, année où ses territoires furent partagés entre l’Autriche, la Prusse et la Russie.

3. Argamak : nom donné au XVI° siècle à l’Akhal-Teké, une race de chevaux d’Asie centrale qu’on exportait alors vers la Russie.