В дурном обществе – En mauvaise compagnie

Заключение - Conclusion

Peu de temps après les événements que nous venons de conter, les membres de la ‘mauvaise compagnie’ se dispersèrent. Seuls demeurèrent le Professeur - errant ainsi jusqu’à sa mort par les rues de la ville – et Turkévitch, qui survécut par la grâce de mon père qui lui confiait de temps en temps quelques menus travaux d’écriture.

Pour ma part, je dus longtemps en découdre - et parfois jusqu’au sang - avec les gamins juifs de mon âge qui tourmentaient le Professeur aux cris de "couteaux, ciseaux, aiguilles, épingles !"

Le junker Zaoussaïlov ainsi que toutes les autres sombres créatures qui avaient jusqu’alors hanté les souterrains de la vieille chapelle s’en étaient allés chercher meilleure fortune ailleurs. Tibour et Valek eux aussi avaient disparu, soudainement, sans que quiconque ne sût où ; tout comme personne n’avait pu jadis savoir d'où ils étaient venus.

La vieille chapelle souffrit les ravages du temps. Son toit d’abord s’écroula, s’effondrant à travers le plafond du souterrain, suivi, par la suite tout autour d’autres éboulements. Ses murs devinrent plus sombres encore. De nos jours, les hiboux y hurlent toujours, et par les sombres nuits d'automne, des tombes du vieux cimetière émanent de lugubres lueurs bleutées.

Parmi ces tombes, près d’une seule d’entre elles qu’on avait pris soin de protéger d'une palissade, l’herbe fraîche chaque printemps reverdissait et se couvrait de fleurs. Ma sœur et moi, parfois accompagnés de notre père, nous y rendions, aimant nous asseoir à l'ombre d'un bouleau qui doucement bruissait. Plus bas, la ville scintillait paisiblement, enveloppée de brume.

Là Sonia et moi lisions ensemble, laissions vagabonder nos pensées, partagions nos premiers émois, nos projets et nos rêves de jeunesse.

C’est là aussi, sur cette petite tombe, lorsque le temps fut venu pour nous de quitter notre paisible ville natale, que nous prononçâmes tous deux le jour de notre départ, le cœur plein de vie et d’espérance, nos vœux d’avenir.

1885 – Traduction 2022 ©

В дурном обществе – En mauvaise compagnie

Кукла (IX.05) La poupée

В подземелье, в тёмном углу, на лавочке лежала Маруся. Слово «смерть» не имеет ещё полного значения для детского слуха, и горькие слёзы только теперь, при виде этого безжизненного тела, сдавили мне горло. Моя маленькая приятельница лежала серьёзная и грустная, с печально вытянутым личиком. Закрытые глаза слегка ввалились и ещё резче оттенились синевой. Ротик немного раскрылся, с выражением детской печали. Маруся как будто отвечала этою гримаской на наши слёзы.

«Профессор» стоял у изголовья и безучастно качал головой. Штык-юнкер стучал в углу топором, готовя, с помощью нескольких тёмных личностей, гробик из старых досок, сорванных с крыши часовни. Лавровский, трезвый и с выражением полного сознания, убирал Марусю собранными им самим осенними цветами. Валек спал в углу, вздрагивая сквозь сон всем телом, и по временам нервно всхлипывал.

J'étais là, toujours debout, au même endroit, lorsque la porte du bureau s'ouvrit et que mon père revint suivi de Tibour. Je sentis à nouveau une main se poser sur ma tête. J’en frissonnai. C'était celle de mon père qui me caressait doucement les cheveux.

Puis Tibour, devant lui, me prit dans ses bras et m’assit sur ses genoux.

- Tu viendras chez nous, petit. Ton père, le pan Juge, veux bien que tu dises un dernier au-revoir à Maroussia…

Puis après une hésitation il ajouta : - Elle… elle est morte...

Sa voix tremblait. Ses yeux cillèrent d’étrange façon puis immédiatement il se leva, me reposa sur mes deux pieds, se dressa de toute sa hauteur et quitta la maison d’un pas rapide.

Je levai un regard interrogateur sur mon père. C’était comme si un autre homme se tenait à ce moment devant moi, qu’en lui je découvrais un parent qui m’aimait et que vainement j'avais cherché jusqu’alors. Il me dévisageait. Son regard était pensif, comme d’habitude, mais à présent j’y voyais poindre une nuance d’embarras teinté d’interrogation. Il semblait que l'orage qui avait grondé et failli nous emporter tous deux avait dissipé l'épais brouillard qui planait sur son âme et me dissimulait ses yeux bienveillants et aimants.

Et c’est seulement alors que cet homme, lui mon père, commença à reconnaître en moi les traits de son propre fils…

Je pris sa main avec confiance :

- Je ne l’avais pas volée… lui dis-je. C’est Sonia elle-même qui me l’avait confiée...
- Oui, oui, répondit-il pensivement, je sais... C’est moi qui suis coupable, mon garçon. Un jour, tu essaieras de me pardonner, n'est-ce pas ?

J’approchai vivement mes lèvres de sa main et commençai à la baiser. Je savais que plus jamais je n’aurais à subir son terrifiant regard, celui qu’il me jetait encore quelques minutes auparavant. Et tout l'amour que je lui portais et que j’avais si longtemps contenu déborda de mon cœur.

Je ne le craignais plus.

- Puis-je à présent monter à la vieille chapelle ? Ai-je votre permission ? demandai-je, me souvenant soudain de la proposition de Tibour.

- Oui, bien sûr... Vas-y, mon fils, va dire au revoir à ta petite protégée, me dit-il affectueusement. Puis avec toujours dans la voix la même nuance d’embarras il ajouta : Oui…, cependant, attends... s'il te plaît, Vassia mon garçon, attends un peu...

Il sortit du bureau. Une minute plus tard, il revint et me glissa dans les mains plusieurs billets.

- Donne cela à... à Tibour... Dis-lui que je le prie humblement... - entends-tu ? - ...très humblement de bien vouloir accepter cet argent... de ta part... Tu as compris ?…

...Dis-lui aussi, ajouta-t-il, comme s'il hésitait, dis-lui aussi que s'il connaît dans les parages un certain Fiodorovitch, alors précise-lui qu'il vaut mieux que cet homme quitte la ville au plus vite... Maintenant, va, mon garçon, vas-y vite…

Je rattrapai Tibour qui grimpait déjà le flanc de la colline et, tout essoufflé, je m’acquittai bien maladroitement des commandements de mon père.

- Mon père vous… Il vous prie humblement…

Et sans vouloir croiser son regard je lui glissai les billets que mon père m’avait demandé de lui remettre.

Il prit l'argent et écouta, la mine sombre, les recommandations concernant le dénommé Fiodorovitch.

***

La Mort : à l’oreille d’un enfant ce mot ne prend pas encore tout son sens.

Dans un coin envahi d’obscurité, Maroussia gisait, allongée sur un banc. Ce fut seulement alors, à la vue de ce corps sans vie, que des pleurs amers me vinrent et me serrèrent la gorge. Mon amie, ma douce Maroussia reposait, le visage émacié, sérieux et triste. Ses paupières fermées, teintées de cernes encore plus intenses, se creusaient légèrement. Sa petite bouche, à peine entrouverte, lui donnait une expression de tristesse enfantine.

Maroussia ainsi semblait répondre à nos larmes.

Le Professeur, au chevet de la couche mortuaire, balançait la tête d’un air indifférent. Le Junker Zaoussaïlov, à grands coups de hache, confectionnait - aidé en cela par d’autres sombres âmes - un cercueil à partir de vieilles planches arrachées au toit de la chapelle. Lavrovski, sobre pour une fois, avait recouvré pleine conscience. Il parsemait le corps sans vie de Maroussia de fleurs d'automne qu'il était allé lui-même cueillir. Valek s’était endormi dans un coin. Il frissonnait de tout son être et de temps en temps je l’entendais sangloter nerveusement.

В дурном обществе – En mauvaise compagnie

Кукла (IX.04) La poupée

J’étais là, debout devant mon père, attendant son châtiment…

Il me serait difficile de décrire le sentiment que j’éprouvai à ce moment-là. Je le savais terriblement colérique, qu'en ces minutes une fureur incontrôlable bouillonnait dans ses veines, et que peut-être dans une seconde mon corps bien impuissant serait à sa merci, soumis à la violence de ses puissantes mains.

Qu’allais-je devenir ? qu’allait-il me faire ? Me battre ? me rompre les reins ? Mais, aujourd’hui me souvenant, il me semble que ce n’est point cela que je redoutais le plus... En ces terribles minutes, je l’aimais toujours ; en même temps je sentais, instinctivement, qu’il allait en un instant, pris d’une rage frénétique, briser à tout jamais cet amour en mille morceaux, et que durant toute mon existence, sous sa coupe et plus tard, pour toujours, la même haine ardente qui consumait alors ses yeux sombres brûlerait dans mes veines, éternellement.

Je cessai définitivement d'avoir peur. Quelque chose, comme un défi insolent et provocateur grandissait au fond de moi... Il me semble qu’en cet instant j'attendais, je souhaitais même, que la catastrophe annoncée se déchaînât enfin. Et si cela devait arrivé... ainsi soit-il !... Tant mieux, oui : c’était tant mieux, tant mieux, tant mieux !...

Mon père soupira à nouveau. Je ne le regardais plus, je n'entendais plus que son souffle - lourd, saccadé, interminable...

Qu'il eût lui-même su contrôler sa fureur, ou que cela fût la conséquence de ce qui se passa ensuite, je n’en sais toujours rien. Je sais seulement qu'à cet instant critique, venant de l'extérieur, par la fenêtre ouverte, une voix puissante retentit soudain.

- Holà !... mon pauvre ami…

« Tibour... », ce fut le seul mot qui me vint, mais l’arrivée inopinée du Pan-de-la-chapelle ne provoqua en moi rien d’autre, aucune autre émotion. J'étais là attendant, sentant toujours le poids de cette main tremblant sur mon épaule ; je n'imaginais pas que l’arrivée de Tibour, ou de quelque autre apparition, pût s'interposer entre mon père et moi, empêcher ce que je considérais comme inéluctable, et que j’attendais comme un défi, le cœur débordant de colère.

Pendant ce temps, d’un pas rapide, Tibour était entré dans la maison. S'arrêtant sur le seuil du bureau, il nous fixa mon père et moi de ses yeux de lynx. Je me souviens encore des moindres détails de la scène. Pendant un instant, sur son large visage tout déformé d’orateur des rues, dans son regard viride, une moquerie froide et malveillante s’alluma, mais pour un court instant seulement. Puis il hocha la tête. Je perçus dans sa voix plus d’affliction que d'ironie :

- Holà !.. Je vois ici que mon jeune ami se trouve dans une situation bien embarrassante...

Mon père, surpris de le voir, l'accueillit d’un œil sombre et sévère, mais Tibour soutint calmement son regard. En cet instant l’habituel amuseur public paraissait sérieux, ne déroulant pas ses grimaces coutumières. Ses yeux reflétaient une particulière tristesse.

- Pan Juge, débuta-t-il respectueusement, vous qui êtes un homme juste... épargnez cet enfant… Le garçon était chez nous, en bien mauvaise compagnie certes, mais Dieu sait qu’il n'a commis aucune mauvaise action, et si son cœur a compati au sort de tous ces pauvres diables déguenillés que nous sommes, je jure par la Sainte Vierge que je préfère que vous ordonniez de me pendre plutôt que de le voir souffrir à cause de ça. - Tiens, petit !…

Il dénoua le chiffon qu’il tenait et en sortit la poupée.

Je sentis sur mon épaule la main de mon père relâcher son étreinte. Sur son visage l’étonnement se lisait.

- Qu'est-ce que veut dire tout cela ? demanda-t-il enfin.
- Epargnez le garçon ! répéta Tibour, et de sa large paume il caressa affectueusement ma tête toute recroquevillée. Vous n'obtiendrez rien de lui par des menaces. C’est moi qui vous dirai volontiers tout ce que vous voulez savoir. Allons, Pan Juge, rejoignons une autre pièce...

Mon père, qui ne cessait de jeter des yeux déconcertés sur Tibour, acquiesça. Tous deux sortirent. Je restais là, dans ce bureau, le cœur submergé. À ce moment-là, je n'étais plus conscient de rien, et si maintenant, bien des années plus tard, je me rappelle tous les détails de cette scène, si je peux même me souvenir des moineaux sautillant sur le rebord de la fenêtre et du clapotis des rames qu’on entendait au loin sur la rivière, ce n’est que par l’effet d’une action mécanique de ma mémoire.

A ce moment-là rien autour de moi ne semblait exister : il n'y avait dans ce bureau qu'un petit garçon écartelé entre deux sentiments contradictoires : la colère et l'amour. Des sentiments si fortement opposés qu’en lui tout se brouillait, tels deux liquides qu’on verse dans un verre, et qui, sous l’effet d’un choc, se troublent sans jamais pouvoir se mélanger. Ce garçon c'était moi : je le voyais – je me voyais - et j’étais désolé pour eux deux.

Oui, je me rappelle aussi que j’entendais, me parvenant comme un bruit de fond, le son animé de deux autres voix qui discutaient derrière une porte...

В дурном обществе – En mauvaise compagnie

Кукла (IX.03) La poupée

Quatre jours angoissants s’écoulèrent. J’arpentais tristement le jardin et mon regard languissant se portait vers la colline uniate, m'attendant par ailleurs à l’orage qui nécessairement allait fondre sur ma tête.

Qu’allait-il se passer ? je ne le savais pas. Mais mon cœur était lourd. De ma vie, jamais je n’avais été puni : non seulement mon père n’avait jamais levé la main sur moi, mais jamais je n’avais entendu une parole acerbe de sa part. A présent, un mauvais pressentiment me tourmentait.

Enfin mon père me fit appeler dans son bureau. En entrant, je m’arrêtai timidement sous le linteau de la porte. Un triste soleil d'automne pointait par la fenêtre. Mon père était assis, pensif, face au portrait de ma mère, me tournant le dos.

J’entendais les battements précipités de mon cœur.

Enfin il se tourna. Je levai les yeux vers lui et aussitôt les rabaissai. Son visage me parut sévère, effrayant. Plusieurs secondes ainsi s’écoulèrent. Je sentais sur moi peser son regard, immobile, oppressant.

- Est-ce toi qui a pris la poupée de ta sœur ?

Ces mots tombèrent si distincts, si brusques que j'en frissonnai.

- Oui, répondis-je d’une petite voix.
- Tu savais pourtant que c’était un présent de ta mère. Un cadeau précieux, une relique sacrée… Et tu l’as volée !?
— Non, dis-je en redressant la tête.
- Comment 'non' ? s'écria-t-il en repoussant soudain son fauteuil. Tu l'as volée et tu es parti avec !.. A qui l'as-tu donnée ?... Parle ! Parle donc !

Brusquement, il s'avança vers moi et je sentis sa lourde main saisir mon épaule. Je m’efforçai de redresser la tête et de lever les yeux vers lui. Son visage était blême. La ride de douleur qui depuis la mort de ma mère courait entre ses sourcils était toujours la même, mais son regard à présent brûlait de colère. De tout mon corps je rétrécissais : ses yeux, les yeux de mon père, me dévisageaient, comme, me semblait-il, saisis de folie, voire... de haine.

- Eh bien, réponds !... Parle ! Et sa main sur mon épaule se crispa davantage.
- Je… je ne dirai rien, répondis-je tout bas.
- Rien ?… Tu parleras ! martela-t-il, menaçant.
- Je ne dirai rien, répétai-je dans un murmure.
- Tu parleras, tu parleras !

Il répétait ces mots d'une voix étranglée de rage, dans un effort, comme s’ils lui venaient avec douleur. Je sentais sur moi sa main toute tremblante : presque j’entendais la fureur qui bouillonnait dans ses entrailles.

Et de plus en plus je baissais la tête. De mes yeux, goutte à goutte, des larmes tombèrent sur le sol. Mais je répétai d’une voix presque inaudible :

- Non, je ne parlerai pas... Je ne vous dirai rien ! jamais, jamais de la vie !

A cet instant, c’est bien le fils d’un père intègre qui se révélait là : même les plus terribles tourments n'auraient pu m’arracher une autre réponse. Dans ma poitrine, face à ses menaces, montait en moi des sentiments à peine conscients : la blessure d’un enfant délaissé et en même temps l’amour ardent, toujours grandissant, pour ceux qui, là-haut, entre les murs gris de la vieille chapelle, me réconfortaient le cœur.

Mon père prit une profonde inspiration. Je me recroquevillai davantage, des larmes amères me brûlaient les joues. Je m’attendais au pire…

В дурном обществе – En mauvaise compagnie

Кукла (IX.02) La poupée

Là-haut, les choses allaient en s’aggravant. Maroussia était à nouveau souffrante et son état ne faisait qu’empirer. Son visage se parait d'une étrange teinte légèrement rose-thé, son regard était brûlant, ses cheveux blonds en désordre couvraient l'oreiller. Elle ne reconnaissait personne. À côté d'elle dormait la poupée, source de tous mes malheurs, aux joues roses, le regard fixe, brillant, tout hébété.

Je confiai à Valek mon inquiétude : il me fallait rendre au plus vite la poupée à ma sœur. Ensemble nous en convînmes, d’autant plus que la fillette, dans son état, ne s'apercevrait pas qu’on la lui avait reprise. Combien nous nous trompions !... Dès que je retirai la poupée de ses mains, Maroussia, ouvrit les yeux et jeta autour d’elle un regard vague, comme si elle ne me voyait pas ni ne voyait personne, inconsciente de ce qui lui arrivait. Puis elle se mit à pleurer doucement, tout doucement, plaintivement…

Sur son visage émacié, sous le voile du délire qui la consumait, je perçus une expression si profonde de chagrin que je reposai aussitôt la poupée auprès d’elle, le cœur saisi d’émotion. Maroussia esquissa un sourire, pressa la poupée contre sa poitrine et s’apaisa. Je compris alors que je ne pouvais priver cette enfant de la première et peut-être de la dernière joie de sa courte vie.

Valek me regarda tout timide et me demanda désolé :

- Comment vas-tu faire maintenant ?

Tibour, assis sur un banc, tête basse, me regardait aussi la mine affligée. Alors je tentai de prendre un air aussi rassurant que possible :

- Ça va bien se passer ! La nounou aura oublié...

Mais la vieille n’avait rien oublié. De retour à la maison, je croisai Yanoush à l’entrée du jardin. Sonia était en pleurs. La nounou m’adressa un regard foudroyant, plein de colère, puis elle grommela, marmonnant de sa bouche édentée des mots pleins de reproches.

Mon père me demanda d’où je venais, et, après avoir écouté attentivement ma réponse habituelle, ‘que j’étais allé me promener’, se borna à me répéter son commandement :

- Ne quitte plus jamais la maison sans mon autorisation !

Son ordre était catégorique et son ton résolu.

Après cet oukase je n’osai plus désobéir, mais je n’osai pas non plus lui demander la permission...

В дурном обществе – En mauvaise compagnie

Кукла (IX.01) La poupée

Les jours d’éclaircie s’en étaient allés. Maroussia était à nouveau au plus mal. Ses grands yeux assombris et fixes restaient indifférents à tous les subterfuges que Valek et moi inventions pour la distraire. Nous n’entendions plus depuis longtemps son petit rire. J’avais apporté au fond de ces souterrains certains de mes jouets mais ils ne la divertirent que peu de temps. Puis j’eus l’idée de me tourner vers ma sœur Sonia.

Sonia possédait une grande poupée. Une poupée au visage peint, aux joues roses et aux cheveux de lin éclatants, cadeau de notre défunte mère. Je reportais sur elle alors tous mes espoirs.

Ayant attiré ma sœur dans une allée du jardin, je lui demandai de me la confier quelque temps. Je m’y pris de telle manière, lui décrivant de façon si convaincante Maroussia, notre pauvre petite malade, une fillette qui n'avait jamais eu de jouets, que Sonia, qui au début ne cessait de presser la poupée contre sa poitrine, me la tendit. Elle me promit qu’en son absence, pendant deux ou trois jours, elle s’amuserait avec ses autres joujoux et qu’elle ne dirait rien à personne.

L'effet que produisit l’élégante demoiselle au visage de porcelaine sur notre petite souffrante dépassa toutes mes espérances. Maroussia, qui se fanait comme une fleur en automne, sembla soudain retrouver goût à la vie. Elle me serra si fort dans ses bras, elle eut un rire si joyeux quand je la lui remis ! puis sans attendre entama la conversation avec sa nouvelle amie...

La gentille poupée avait fait là presque un miracle : Maroussia, qui ne quittait pas sa couche depuis un moment, s’était levée et même s’était mise à trottiner comme naguère, battant le sol de ses petites jambes affaiblies, entraînant dans ses jeux sa nouvelle amie aux boucles blondes.

Pourtant, bientôt, cette gentille poupée me causa bien du fil à retordre et de bien angoissantes minutes.

***

D'abord, alors que je la tenais serrée bien contre moi, le jour où je l’apportais à la vieille chapelle, je croisai en chemin le vieux Yanoush ; longtemps il me suivit des yeux en secouant la tête. Puis, deux jours plus tard, à la maison, ce fut la vieille nounou qui remarqua l’absence du jouet et se mit à fouiner dans tous les coins à sa recherche. Sonia essaya bien de l'apaiser, naïvement, l’assurant qu'elle n'avait pas besoin de sa poupée, que celle-ci était allée se promener et reviendrait bientôt. Ces mots ne firent qu’éveiller la perplexité de la nounou - et de la bonne - ainsi qu’aiguiser leurs soupçons : à l’évidence le jouet ne s’était tout bonnement pas volatilisé…

Mon père n’était encore au courant de rien, mais Yanoush revint à nouveau le voir ; il fut chassé cette fois-là encore et avec plus de colère. Cependant, ce même jour, mon père m’arrêta alors que je m’apprêtais à passer la porte du jardin. Il m’ordonna de ne pas quitter la maison. Ce fut la même chose le lendemain et le surlendemain. Le quatrième jour, je me levai plus tôt et m’éclipsai par-dessus la clôture alors qu’il dormait encore...

В дурном обществе – En mauvaise compagnie

Осенью (VIII.4) L’automne

Un matin, alors que je me promenais comme d’ordinaire dans l’allée de notre jardin, je vis mon père en compagnie de Yanoush, venu de son château. Le vieux, qui tenait son chapeau dans ses mains, s'inclinait obséquieusement en murmurant quelque chose. Le regard de mon père se fit plus sombre encore, et sur son front s’imprima la marque d’une ride de colère faite d’impatience. Enfin, il fit un geste de la main, comme pour écarter l’importun.

- Sortez d’ici ! Vous n’êtes qu'un vieux bavard !

Yanoush courut derrière mon père pour le rattraper et se posta devant lui tout en clignant vivement ses yeux torves. Ceux de mon père brillaient de colère. Le vieux parlait à voix basse et je ne pouvais entendre ses paroles, mais les bouts de réponse que lui adressait mon père claquèrent comme des coups de cravache.

— Je n'en crois pas un mot... Qu'espérez-vous à propos de ces gens ? Où sont les preuves ? ... Je n'écoute pas les dénonciations verbales, vous devez le prouver par écrit... Taisez-vous donc ! c'est mon affaire... Je ne veux plus vous entendre.

Enfin, il repoussa Yanoush d'une manière si catégorique que celui-ci n’insista pas davantage. Père s’engagea dans la contre-allée pendant que de mon côté je courus jusqu’au portillon.

Je n’avais jamais beaucoup aimé ce vieux hibou du château, et maintenant mon cœur tremblait d'appréhension. J’avais saisi que la conversation portait sur mes amis et peut-être aussi sur moi.

Tibour, à qui je racontai peu de temps après cet incident, fit une terrible grimace :

- Ho là là, gamin, voilà une bien mauvaise nouvelle ! Ah, la maudite hyène décharnée !
- Mon père l'a éconduit, dis-je en guise de consolation.
- Ton père, petit – et ce depuis le roi Salomon - est le meilleur de tous les juges... Cependant, sais-tu ce qu'est un curriculum vitae ?... Tu ne le sais pas, bien sûr. Et ce qu’est une fiche signalétique, le sais-tu ?... Eh bien, vois-tu, le curriculum vitae c’est une fiche établie par un tribunal retraçant le passé d’une personne... Le vieux hibou a flairé le coup et s’il pouvait mettre la main sur la mienne et la remettre à ton père, alors... Ah, je jure par la Vierge..., non jamais je ne voudrais tomber entre les griffes du pan juge !

- Est-ce parce qu’il est… méchant ? demandai-je en me souvenant des propos de Valek.
- Non, non, mon petit ! Que Dieu te garde de penser cela... Ton père a du cœur. Il sait beaucoup de choses... Peut-être sait-il déjà tout ce que Yanoush a pu lui rapporter, mais il se tait. Il n’estime pas nécessaire d’aller traquer la vieille bête édentée dans sa dernière tanière... Mais, petit, comment t’expliquer ça ?... Ton père ne sert qu’un seul maître : la loi. Il n’écoute son cœur que tant que ce maître-là dort sur ses étagères. Mais quand la loi conseille à ton père : « Voyons, Monsieur le juge, ne devrions-nous pas nous saisir de Tibour Drab, quel que soit d’ailleurs le nom qu’il se donne ? »  - à partir de ce moment, le juge verrouille son cœur à double tour, et sa main devient si ferme qu’on verrait le soleil inverser sa course dans le ciel plutôt que Pan Tibour réussir à s’extraire de ses griffes.

...Me comprends-tu, petit ?… continua Tibour. C'est pour cela que tous, et moi aussi, le respectons davantage car ton père est le fidèle serviteur de son maître, et que de telles personnes sont rares. Si tous ceux qui servent la loi étaient pareils à lui, celle-là pourrait continuer à dormir paisiblement sur ses étagères et ne jamais se réveiller…

...Tout ça, pour mon malheur, parce qu’un jour, il y a longtemps, j’ai eu, disons, quelques... ‘démêlés’ avec la justice... c'est-à-dire, tu comprends, à cause d’une querelle inopinée... Ah, mon gars, ce fut, je le confesse, une bien grosse querelle !

Sur ces mots, Tibour se leva et prit Maroussia dans ses bras. Pressant sa terrible tête de paria contre la petite poitrine de l’enfant, il s’éloigna dans un recoin du souterrain en l’embrassant. Je restai planté là, longtemps, dans la même position, encore sous l'impression de l’étrange discours de cet homme étrange.

Malgré les phrases bizarres et pour moi incompréhensibles de Tibour, je saisissais le sens de ce qu’il me disait à propos de mon père, et dans mon imagination la figure de celui-ci grandissait encore, s’imprégnait d'une aura formidable. Il m’apparaissait sous un jour sympathique et même revêtu d'une sorte de noblesse. Mais en même temps, un autre sentiment en moi, amer, s'intensifiait...

« Ainsi est donc mon père, pensai-je, mais moi il ne m'aime pas...»

В дурном обществе – En mauvaise compagnie

Осенью (VIII.3) L’automne

L'automne de plus en plus s’imposait. Le ciel se couvrait chaque jour un peu plus de nuages ; tout se noyait dans un crépuscule brumeux. Des torrents de pluie tumultueux se déversaient sur le sol, résonnant d'un grondement monotone et triste jusque dans les tréfonds des souterrains de la vieille chapelle.

Par un temps pareil il me fallait de la peine pour m’éclipser de la maison. Je devais m’efforcer de sortir sans me faire remarquer. Quand je rentrais, tout trempé, j’allais suspendre mon manteau près de la cheminée et puis, discrètement, je gagnais ma couche, non sans avoir supporté, stoïque et silencieux, une grêle de reproches de la bouche de la nounou et de la bonne.

Chaque fois que je montais voir mes amis, je remarquais que Maroussia allait de mal en pis. Maintenant, elle ne sortait plus du tout du souterrain, et la pierre grise, telle une hydre sombre et silencieuse, poursuivait sa terrible besogne, inexorablement, aspirant la vie de ce petit corps. La fillette restait à présent la plupart de son temps alitée, et Valek et moi étions à bout de nos efforts pour la divertir et l'amuser, pour provoquer encore en elle l’écho d’un faible rire.

Dès lors, m’étant finalement fait à l’idée que j’appartenais à cette « mauvaise compagnie », le triste sourire de Maroussia m’était devenu presque aussi cher que celui de ma sœur. Là-haut, personne, aucune nounou grincheuse, ne venait perpétuellement me rappeler ma dépravation. En ce lieu souterrain, un petit être avait besoin de moi : lorsque j’arrivais, qu’elle me voyait, les joues de la fillette s’animaient et recouvraient des couleurs. Valek me serrait dans ses bras comme un frère, et même Tibour, le ‘Pan-qui-sait-tout’, nous regardait tous les trois de temps en temps d’un œil étrange où semblait scintiller comme une larme.

Pendant un temps, le ciel parut s’éclaircir à nouveau : les lourds nuages s’enfuirent, et pour la dernière fois avant le début de l'hiver nous eûmes droit à quelques jours de grand soleil qui épongea la terre gorgée d’eau. Nous pouvions alors remonter Maroussia au grand air. Là, elle semblait reprendre vie : elle regardait autour d'elle avec de grands yeux et reprenait quelques couleurs. Il semblait que le souffle, la fraîcheur du vent lui rendaient les parcelles de vie que les pierres grises lui dérobaient. Mais cela ne dura pas longtemps...

Pendant ce temps, d’autres nuages commençaient à s’amonceler, ceux-là au-dessus de ma propre tête...

В дурном обществе – En mauvaise compagnie

Осенью (VIII.2) L’automne

Je ne pouvais m'habituer à l’air vicié de ces souterrains ; je répugnais à trop y descendre. De plus, c’est là aussi, dans ses minutes de rare sobriété, que le sombre Lavrovski se blottissait. Il restait généralement les fesses posées sur un banc, cachant son visage dans ses mains, écartant sa longue tignasse, ou bien il déambulait, allant et venant, d'un coin à l'autre, d’un pas rapide. Quelque chose de lourd et de ténébreux débordait de son être, quelque chose que mes nerfs ne pouvaient supporter - contrairement à ses comparses qui depuis longtemps s’étaient habitués à ses bizarreries.

Le général Turkévitch l’obligeait parfois à recopier des pétitions et des diatribes calomnieuses – des pamphlets aussi - qu’il avait lui-même rédigés - des libelles destinés aux bonnes gens de Kniagè-Véno -, et qu'il allait ensuite accrocher aux lampadaires des rues. Lavrovski s’asseyait alors docilement à la table de Tibour et pendant des heures les recopiait, ligne après ligne, de son écriture délicate.

Une ou deux fois, il me fut donné de voir comment, ivre-mort, on l’avait ramené d’en ville, tête pendante, oscillant d'un côté à l'autre, ses jambes impuissantes se traînant sur les marches de pierre. Son visage, accablé de souffrance, dégoulinait de larmes. Maroussia et moi, serrés l'un contre l'autre, regardions cette scène, nous tenant immobiles, dans un coin, le plus loin possible, pendant que Valek, se mêlant aux plus grands, soutenait soit un bras, soit une jambe, soit la tête de l’infortuné.

Tout ce qui auparavant dans les rues de Kniagè-Véno m'amusait chez ces êtres et qui, telle une comédie farfelue, attisait ma curiosité, se révélait ici, dans les coulisses, sous son vrai jour, sans fioriture aucune. Et ce spectacle affligeait mon cœur d’enfant.

Tibour jouissait en ces lieux d'une autorité incontestée. C’est lui qui avait inauguré ce logis de fortune souterrain, c’est lui qui ordonnait, et tous ses ordres étaient exécutés. C'est probablement la raison pour laquelle je ne me souviens pas d’une fois où l’une de ces créatures sans plus d’apparence humaine eût montré quelque mauvaise intention à mon égard.

A présent, sagesse et expérience aidant, je sais, bien sûr, qu'il y avait là de la racaille, des vices bon marché et de la pourriture. Mais lorsque ces scènes de vie et le visage de ces gueux me reviennent en mémoire, surgis des brumes du passé, je n’y revois que les marques de lourdes tragédies, de profonds chagrins et de dénuement.

L'enfance et la jeunesse sont de grandes sources qui nourrissent l’idéalisme !

В дурном обществе – En mauvaise compagnie

Осенью (VIII.1) L’automne

L'automne approchait. Déjà on moissonnait les champs. Sur les arbres, les feuilles jaunissaient. C’est à cette époque que notre Maroussia tomba malade.

Elle ne se plaignait de rien, juste elle maigrissait ; son visage perdait ses dernières couleurs, ses paupières peinaient à rester ouvertes, son regard s’obscurcissait, ses yeux paraissaient plus grands encore.

Maintenant, je pouvais monter à la vieille chapelle quand je voulais. Les membres de la "mauvaise compagnie" m’avaient adopté. Je ne les craignais plus : j’avais trouvé ma place parmi eux, j’étais des leurs.

- Tu es un brave garçon et un jour toi aussi tu seras général, me disait Turkévitch.

Certains parmi les plus jeunes au sein de cette sombre société m’avaient confectionné un arc et des flèches. Zaoussaïlov, le junker au gros nez violacé, me soulevait de terre puis me faisait tournoyer en l’air comme une toupie afin de m’exercer à la gymnastique. Seul le Professeur restait, comme d’habitude, plongé dans le tréfonds de ses élucubrations sans fin. Dans un autre coin, lorsqu’il n’était pas ivre, se pelotonnait Lavrovski, toujours aussi réfractaire au monde des humains.

Tous ces êtres avaient trouvé logis sous les ruines de la vieille chapelle. Tibour et sa petite famille vivaient dans une partie indépendante, plus lumineuse, reliée au reste des souterrains par deux couloirs étroits. Les autres partageaient la même crypte, vaste, obscure et envahie d’humidité. Le long des parois, ici et là, des souches faisaient office de chaises. Des banquettes de bois sur lesquelles on avait entassé de vieilles nippes leur servaient de lits.

Dans un endroit un peu moins sombre, il y avait un établi sur lequel de temps en temps Pan Tibour ou l'un ou l’autre de ses obscurs acolytes menuisaient. J’y croisais aussi un cordonnier et un vannier, mais, à l'exception de Tibour, tous étaient des traîne-savates, des espèces de gringalets. Beaucoup, comme je le remarquais, avaient les mains qui tremblaient trop pour jamais pouvoir venir à bout d’une quelconque besogne.

Le sol était jonché de chutes de bois et de toutes sortes de résidus. Partout on ne voyait que saleté et désordre, bien que parfois Tibour, maudissant tout son monde, obligeât l'un ou l’autre des locataires du souterrain à balayer et à nettoyer quelque peu l'obscure demeure.