В дурном обществе – En mauvaise compagnie

Я и мой отец (III.02) Mon père et moi

En général, on me traitait de va-nu-pied, de méchant garnement. On me reprochait si souvent mes divers mauvais penchants que je finissais moi-même par en être convaincu. Mon père le croyait et aussi tentait-il parfois de prendre soin de mon éducation, mais ces tentatives se soldaient toujours par des échecs.

A la vue de son visage, si sombre et si dur, sur lequel pesait l'empreinte sévère d'un chagrin incurable je devenais tout timide et me renfermais sur moi-même. Je me rappelle comment, me tenant debout devant lui, me balançant d’un pied sur l’autre, tripotant ma culotte, je jetais à droite à gauche des regards inquiets.

Parfois je sentais quelque chose monter dans ma poitrine : j’aurais voulu qu'il me serrât dans ses bras, qu’il me prît sur ses genoux et me cajolât. Ainsi, peut-être alors aurions-nous pu pleurer tous deux - moi enfant blotti tout contre lui, et lui, l’adulte si austère – nous souvenant ensemble de celle à jamais disparue. Mais il me regardait, les yeux embrumés, et son regard semblait planer au-dessus de ma tête sans jamais rencontrer le mien. Et je rétrécissais sous ce regard qu’enfant je ne pouvais comprendre.

Une fois, me prenant la main, il me demanda­ : - Te souviens-tu de ta mère ?

Si je me souvenais d'elle ? Oh oui, je m’en souvenais ! Je me souvenais comment, me réveillant la nuit, je cherchais dans le noir ses tendres mains que je serrais si fort, les couvrant de baisers. Je me souvenais d'elle, la dernière année de sa vie, quand, malade, assise devant la fenêtre ouverte elle contemplait la magnifique image du printemps, lui faisant tristement ses adieux.

Oh oui, je me souvenais d'elle ! Quand jeune et belle encore, son corps couvert de fleurs, je l’avais vue gisante, portant sur son visage livide l'empreinte de la mort. Et, moi, tel un animal perdu, qui m’étais alors caché dans un coin, le regard brûlant, confronté pour la première fois à toute l'énigmatique horreur, au mystère de la vie et de la mort. Et puis, après qu’on l’eut emportée, escortée d’une foule de gens qui m’étaient inconnus, mes sanglots ne s’étouffèrent-ils pas en un sourd gémissement dans l’obscurité de ma première nuit d’orphelin ?

Oh oui, je me souvenais d'elle ! Et par la suite combien souvent au milieu de nuit je me réveillais le cœur débordant d'un amour qui encombrait ma poitrine, comme un enfant ignorant et bienheureux, encore tout imprégné de rêves tendres et puérils, un sourire de bonheur sur les lèvres. Et dans ces moments, comme auparavant, il me semblait qu'elle était toujours là, près de moi, qu’elle venait m’offrir ses douces caresses, aimante d’affection. Mais mes mains la cherchaient en vain dans le vide et l'obscurité, et la conscience de mon amère solitude me pénétrait l’âme et le cœur, ce petit cœur qui battait douloureusement dans ma poitrine, que je pressais alors très fort. Et de chaudes larmes, comme autant de brûlures, ruisselaient sur mes joues.

Oh oui, je me souvenais d'elle ! Mais en réponse à la question que me posait mon père, cet homme si grand et si sombre, que j’aurais désiré pourtant aimer mais pour lequel je ne ressentais aucune affection, je reculais et retirais doucement ma main de la sienne.

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Я и мой отец (III.01) Mon père et moi

– Ce n'est pas bien, jeune homme, ce n'est pas bien du tout… me répétait le vieux Yanouch en secouant sa longue barbe grise lorsqu’il m’apercevait alors que je suivais Pan Turkévitch ou que je me mêlais aux auditeurs ébaudis de Pan Tibour Drab.

– Pas bien du tout !… Jeune homme, vous êtes en bien mauvaise compagnie ; c'est dommage… Vous le fils de parents honorables... Vous ne faites pas honneur à votre famille…

En effet, depuis la mort de ma mère le visage sévère de mon père était devenu encore plus sombre : je fuyais la maison. Les soirs d'été, je rentrais tard, me glissant dans le jardin comme un louveteau, de crainte de le croiser. J’avais trouvé le moyen d’ouvrir la fenêtre que masquait à moitié un épais taillis de lilas et m’y hisser ; puis je me couchais bien sagement. Si, dans la chambre d'à côté, ma petite sœur n’était pas encore endormie j’allais m’agenouiller près de son petit lit, et puis je la cajolais doucement. Nous jouions ensemble tout en ayant garde ne pas réveiller la vieille nounou grincheuse.

Et au matin, à peine faisait-il jour, alors que tous dormaient encore, me frayant un passage dans l'herbe haute et épaisse de notre jardin humide de rosée, j'escaladais la clôture et marchais jusqu'à l'étang. Là-bas mes camarades - des garnements comme moi - m'attendaient avec leur canne à pêche, ou bien, seul, je me dirigeais du côté du vieux moulin où le meunier, de bon matin, tel un somnambule, s’en allait ouvrir l’écluse. L'eau, pareille à la surface d’un miroir, après un léger tressaillement, se déversait sur les palles de la grande roue et, pleine d’allégresse, entamait sa course quotidienne.

Les rouages des meules, réveillés et bousculés par le bruit de l’eau se mettaient en branle comme à contrecœur, comme des personnes paresseuses qui refusent de quitter leur lit, mais après quelques atermoiements ils s’activaient déjà ; bientôt les roues à aubes, éclaboussantes d’écume, s’ébattaient sous le frais ruissellement. Dans un même mouvement, lentement, puissamment, les lourds axes de bois des engrenages se mettaient eux-aussi à gronder. De l'intérieur du moulin, par les fissures de la vieille charpente, une poussière de farine blanche s’échappait alors en fins nuages.

De là je continuais mon chemin. J'aimais le petit matin, quand la nature s’éveillait. J’allais à sa rencontre. Comme j’étais ravi lorsque je réussissais à effrayer une alouette encore endormie ou à surprendre un lièvre au milieu des labours ! Des gouttes de rosée tombaient des fleurs des prés et des hautes tiges de pains d’oiseau¹ alors que j’avançais à travers champs vers un petit bois. Arrivé là, dans un murmure, des arbres somnolents me souhaitaient le bonjour.

Là-bas en ville, derrière les murs de la prison, les visages blêmes et maussades des détenus ne se montraient pas encore aux fenêtres. Et seul le garde, qui venait relever les sentinelles fatiguées de la nuit, dans sa ronde, faisait tinter bruyamment son arme et son trousseau de clés.

Quant à moi, je terminais ma longue promenade matinale.

Dans la rue, je croisais ici ou là des visages endormis qui ouvraient leurs volets. Le soleil s’était déjà levé par-delà les hauteurs, au-dessus des étangs. La cloche du collège carillonnait, appelant les élèves. Moi, c’est la faim qui m’appelait, me répétant à l’envi qu’il était temps de rentrer à la maison où m’attendait le déjeuner du matin...

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Проблематические натуры
(II.09)
De fichus caractères !

Devant une telle érudition, il devint nécessaire de bâtir une nouvelle hypothèse quant aux origines supposées de l’excentrique Tibour Drab, une hypothèse qui se devait d’être plus en rapport avec les faits.

On inventa donc que Pan Tibour avait été dans sa jeunesse au service d'un certain comte, que ce dernier l'avait envoyé avec son propre fils à l’institut des pères jésuites - seulement pour astiquer les bottes du rejeton -, et que pendant que celui-ci apprenait les principes de la "discipline" inculquée par les saints pères à coups de cravache à trois lanières, son laquais – Tibour - se sustentait de toute la sagesse qui était originellement destinée à la cervelle du jeune nobliau.

En raison du mystère qui entourait Tibour Drab, on le créditait également, entre autres savoir-faire, d'excellentes connaissances dans l'art occulte de la sorcellerie. Si, à l’orée de la ville, près des dernières cabanes, dans les champs qui ondulaient telle la mer près du rivage, des ‘cercles de sorcières’ apparaissaient, nul ne pouvait mieux en venir à bout, pour la sécurité de tous et pour celle des moissonneurs, que Pan Tibour. Si un hibou grand-duc tournoyait sinistrement, le soir, au-dessus d’un toit et convoquait la mort par ses profonds hululements, c’est Tibour alors que l’on sollicitait afin de le chasser. Et il y parvenait avec grand succès ! usant, afin de menacer le volatile, de quelque citation de Tite-Live¹.

Personne ne savait non plus d'où Pan Tibour tenait ses enfants, mais c’était là un fait bien établi. Et même... deux faits ! : un garçon d'environ sept ans, mais déjà bien grand et dégourdi pour son âge, et une petite fille de trois ans. Au premier jour, quand Tibour était arrivé dans le pays, il tenait dans ses bras le garçon. Quant à la fillette, semble-t-il, il s’était absenté plusieurs mois, loin, dans des contrées perdues, pour aller la quérir.

Valek, le garçon, était mince et élancé et avait le cheveu noir. Il déambulait par les rues de la ville, parfois sans but, l’air maussade, les mains toujours fourrées dans le fond de ses poches, jetant çà et là des regards en coin qui embarrassaient le cœur des petites ‘kalatchnitsas’². Quant à la fillette, on ne l’avait aperçue qu'une ou deux fois aux bras de Pan Tibour, puis elle avait disparue, comme volatilisée, sans que personne ne sût depuis où elle se trouvait.

***

Certains évoquaient l’existence de supposés souterrains, du côté de la chapelle uniate, ce qui n'avait rien de surprenant dans un pays si souvent mis à feu et à sang par les Tatars. Dans cette contrée où la « svavola » - la volonté de soi - des pans d’autrefois avait régné et où la rage des farouches haïdamaks³ avait perpétré tant de sanglants massacres, de telles galeries n’étaient pas si rares. Ainsi, tout le monde croyait à ces rumeurs, d'autant plus que, se disait-on aussi, toute la horde de vagabonds chassés du château, noirs de saleté, devait bien loger quelque part...

Généralement, quand venait la nuit, on les voyait disparaître en direction de la chapelle. Le Professeur boitillant de sa démarche somnolente, Pan Tibour avançant d’un pas vif et résolu, suivi par Turkévich, toujours ivre et chancelant, et par le féroce et pourtant bien impuissant Lavrovski.

D’autres êtres de l’ombre grimpaient aussi le soir par le flanc de la colline uniate, noyés dans une brume crépusculaire, et il n'y avait personne d’assez hardi qui eût osé les suivre le long des ravines argileuses. Les hauteurs, grêlées de tombes, conservaient ainsi leur terrible réputation. En automne, dans l’obscurité des nuits humides, des brasiers bleuâtres s'allumaient au sein du cimetière. Dans la chapelle en ruine, les hiboux sinistrement hululaient, si fort, poussant des cris si stridents, que même le cœur du forgeron le plus intrépide se figeait aux appels de ces oiseaux maudits.

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Проблематические натуры
(II.08)
De fichus caractères !

Les mains de Pan Tibour Drab étaient rugueuses, couvertes de callosités. Quand il marchait, ses grands pieds lui donnaient un air rustre. C’est peut-être pour cela que la majorité des habitants de Kniagè-Véno ne lui reconnaissait aucune engeance aristocratique. Tout au plus pouvait-on admettre qu'il eût pu être, un jour, laquais auprès de quelque grand seigneur.

Mais sur ce point encore il y avait matière à s’interroger : comment pouvait-on alors expliquer sa rare érudition que tous saluaient unanimement ?

Les jours de marché, il n'y avait pas une taverne dans toute la ville où Pan Tibour, pour l'édification du bon peuple ukrainien¹, ne prononçât, perché sur un tonneau, des discours entiers de Cicéron², des chapitres complets de Xénophon³. Alors que son auditoire béotien ouvrait la bouche et se poussait du coude, Pan Tibour, dominant de ses haillons toute la foule médusée, tonnait contre Catilina⁴, décrivait les exploits de César, contait par le menu détail comment fut trahi Mithridate⁵.

Les braves Ukrainiens, que la nature avait généralement dotés d'une riche imagination, savaient en quelque sorte mettre leur propre sens sur ces laïus passionnés bien incompréhensibles à leurs oreilles... Et quand, se frappant la poitrine, les yeux étincelants, l’orateur de circonstance se tournait vers eux et leur lançait les mots : "Patres conscripti"⁶ ils fronçaient les sourcils et se disaient entre eux : – Voilà donc comment déblatère ce gredin !

Lorsqu’alors Pan Tibour, levant les yeux au ciel, c’est-à-dire vers le plafond, se mettait, sous les regards attentifs de ses auditeurs moustachus, à déclamer de longues tirades en latin, chacun était saisi de crainte et de pitié. Il leur semblait qu’à ce moment l'âme du récitant planait quelque part au-dessus de quelque pays inconnu où on ne parlait pas chrétien. Mais au vu des gestes désespérés de Tibour, ils en concluaient que, sûrement, son âme endurait là-bas de bien tristes épreuves.

Leur sincère compassion atteignait son paroxysme lorsque Pan Tibour, roulant des yeux et s’agitant comme un beau diable, haranguait son public - déclamant de longues tirades de Virgile et d’Homère⁷. Sa voix résonnait alors, si sombre et si grondante, que la plupart de ceux qui l’écoutaient, affalés, sous l’effet de l’alcool, la tête comme écrasée, leur long toupet⁸ ornant leur front tout pendouillant, se mettaient à sangloter :

– Ho, bonne mère ! Sacrebleu, c’est si pitoyable !

Et des larmes ruisselaient de leurs yeux, dégoulinant sur leurs longues moustaches.

Et donc n'y avait-il rien de surprenant - après que Pan Tibour, éclatant d’un rire joyeux, eut soudain, d’un bond, sauté du tonneau qui lui avait servi d’estrade -, à ce que le sombre visage des bons Ukrainiens d’un seul coup s’éclaircît, puis de voir comment leurs mains cherchaient dans la poche de leurs pantalons bouffants quelques pièces.

Ravis de l'heureuse conclusion des expéditions tragiques que venait de leur conter Tibour, ces braves lourdauds lui offraient volontiers un coup à boire, le pressaient dans leurs bras, pendant que dans la casquette du valeureux conteur tombait quelque menue monnaie.

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Проблематические натуры
(II.07)
De fichus caractères !

A ces personnalités hors du commun, se serrant autour de la chapelle, s’ajoutait toute une masse sombre de misérables gueux. Leur intrusion sur la place du marché ne pouvait qu’effrayer les marchandes qui se pressaient alors de protéger leur étal de leurs mains, comme des poules qui couvrent leurs poussins de leurs ailes dès l’apparition dans le ciel d’un oiseau de proie.

Le bruit s’était vite répandu que ces traîne-misère, définitivement privés de toute ressource depuis leur bannissement du château, s’étaient rassemblés en une communauté tout ce qu’il y avait de plus fraternelle, et se livraient, entre autres, à de menus larcins en ville et alentour.

Ces rumeurs reposaient principalement sur la prémisse indiscutable que l’être humain ne peut vivre sans manger. Et comme presque tous ces êtres de l’ombre, d'une manière ou d'une autre, s'écartaient des us et coutumes habituels pour obtenir leur pitance, après qu’ils eurent été réduits à rien par les bienheureux élus du château qui les privaient des bénéfices de la philanthropie locale, la conclusion inévitable s'ensuivit qu'ils devaient ou bien voler ou bien déjà être morts de faim. Et comme ils étaient toujours vivants, cela ne pouvait signifier que… Ainsi, le fait même de leur existence devint la preuve patente et irréfutable de leurs agissements criminels.

Et si tout ce que nous venons de dire ici est exact, nul ne pouvait contester alors que le meneur, le chef de ce clan n'était autre que Pan Tibour Drab, la figure la plus remarquable parmi tous ces êtres aux fichus caractères qui n’avaient pu demeurer dans l’antre du vieux château.

***

Les origines de Drab, de Pan Tibour Drab, étaient enveloppées d’ombres et de mystères. Les plus imaginatifs lui attribuaient une ascendance patricienne. Il avait, disaient-ils, couvert de honte le nom de sa famille, et pour cette raison avait été contraint de fuir et se cacher. Il aurait alors pris part aux exploits du célèbre Karmaliouk¹. Mais, d’abord, il n'était pas assez vieux pour ça, et, ensuite, son apparence physique ne révélait chez lui aucun trait de noblesse.

Il était grand de taille. Son dos voûté portait, pour ainsi dire, le poids des malheurs qu’il avait endurés. Son visage avait une expression grossière : sa chevelure rousse coupée court, son front bas, sa mâchoire inférieure légèrement prognathe, ses mimiques incessantes et, enfin, l’ensemble de sa physionomie lui donnaient un caractère quasi simiesque. Mais ses yeux, obstinés et sombres, étincelant sous des sourcils saillants, révélaient une perspicacité aiguë, une roublardise, une énergie et une intelligence hors du commun.

Alors que tout un kaléidoscope de grimaces changeantes parcourait son visage, ce regard gardait constamment la même expression, et c’est pourquoi, enfant, comme inconsciemment saisi d’effroi, j’observais la cocasserie des traits de cet homme étrange. De sous son masque semblait suinter une tristesse profonde et infinie.

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Проблематические натуры
(II.06)
De fichus caractères !

Au cours de ses pérégrinations, en règle générale, Turkévitch, le ‘nouveau prophète’, se rendait d'abord chez le greffier du comté et ouvrait le ban d’un simulacre de procès juste sous ses fenêtres, choisissant dans la foule les acteurs convenables pour représenter qui les plaignants, qui les accusés ; il prononçait lui-même plaidoyers et réquisitoires, imitant avec un art certain la voix et les manières des prétendus incriminés. En même temps il savait donner au spectacle tout l'intérêt de la modernité, multipliant les allusions à quelque affaire localement notoire.

Et, comme en plus, il était fin connaisseur des arcanes judiciaires, il est facile de se représenter qu’alors la cuisinière du greffier sortait de chez son maître et courait glisser à Turkévitch quelque sou, avant que d’aussi vite s’éclipser, repoussant les avances courtoises des gens de la suite du général. Quant à ce dernier, ayant reçu l’obole espérée, il éclatait d’un rire franc et, agitant triomphalement sa récompense, se rendait illico au comptoir le plus proche.

De là, sa soif un peu calmée, il emmenait son auditoire vers d’autres maisons, au seuil de la demeure d’autres ‘justiciables’, modulant son répertoire selon les circonstances et le lieu. Et comme à chaque fois il recevait, tel un artiste, un cachet pour ses représentations, il était naturel que, progressivement - ses belles moustaches bien dressées - son ton menaçant s’apaisât. Les yeux du fanatique prophète se faisaient alors plus doux : le drame tournait au joyeux vaudeville et se terminait généralement devant la maison du chef de police Kots…

***

Le chef de police Kots était le plus bon enfant des potentats locaux. Il n’avait que deux faiblesses mineures : premièrement, il tentait de masquer ses cheveux grisonnants avec de la teinture noire et, deuxièmement, il avait un net penchant pour les grosses cuisinières, comptant pour le reste sur la volonté de Dieu et sur la naturelle ‘gratitude’ de ses concitoyens.

En s'approchant de la résidence de Kots, Turkévitch faisait un clin d'œil complice à ceux qui l'accompagnaient, jetait sa gâpette en l'air et annonçait à tous, en parlant bien fort, que ce n'était pas un notable, un supérieur qui habitait là, mais un père, son père et honoré bienfaiteur !

Puis, portant son regard vers les fenêtres, il attendait ce qui allait suivre. Les conséquences pouvaient être de deux ordres : soit Matriona, la grasse et rougeaude servante du gouverneur, sortait pour lui remettre de la part de son bienfaiteur et soi-disant père une généreuse offrande, soit la porte restait définitivement close et à une fenêtre surgissait la tête courroucée du vieillard revêche aux cheveux trop noirs de jais. De son côté Matriona, se glissant discrètement par l’entrée de service, courait déjà jusqu’au poste de police où logeait l’agent Mikita (connu pour sa dextérité à se saisir de Turkévitch). Alors Mikita, assis sur son siège, flegmatiquement, écartait la botte qu'il radoubait et se levait.

Pendant ce temps, Turkévitch, ne voyant toujours pas le résultat de ses premières louanges, changeait progressivement et prudemment de registre, prenant un ton plus satirique. En règle générale, il commençait en disant qu’il regrettait que son bienfaiteur, pour on ne sait quelle raison, jugeât nécessaire de teindre ses vénérables cheveux gris avec du cirage à chaussures. Puis, affligé par l'indifférence totale que Kots accordait à sa harangue, il élevait la voix, haussait le ton et commençait à tancer son généreux ‘père’ pour l'exemple déplorable que celui-ci donnait à ses concitoyens, évoquant par là directement les relations équivoques, et notoirement illégales, que celui-ci entretenait avec Matriona, sa servante. Arrivé à ce point, et le sujet devenant plus que délicat, notre général perdait alors tout espoir de conciliation, et, s’animant, usait d’une rare et redoutable éloquence.

Malheureusement, généralement à ce moment-là, une 'perturbation extrinsèque', autant qu’inattendue, venait l’interrompre au milieu d'une de ses plus belles tirades : alors que la figure échaudée et jaunie de Kots se penchait toujours à la fenêtre, derrière Turkévitch s'était glissé Mikita qui déjà le saisissait avec une remarquable adresse.

Personne dans l’auditoire n’aurait eu sens d'avertir l'ardent orateur du danger qui le menaçait car les techniques de contention que déployait l’officier de police, quasi artistiques, ne pouvaient que soulever l’enthousiasme. Le général Turkévitch, interrompu au milieu d'une phrase, avait la sensation d'être en quelque sorte soudainement saisi en plein vol : Mikita en quelques fractions de secondes l’avait basculé sur son dos. Puis le robuste agent, ployant légèrement sous le poids de sa charge, s’en allait clopin-clopant déposer son butin au cachot. Tout ceci au milieu des éclats assourdissants de la foule.

Une minute encore et la porte de la prison allait s’ouvrir telle une bouche obscure prête à avaler sa proie - notre fameux général - dont les jambes toujours suspendues dans le vide gigotaient impuissantes. Et la foule, ingrate, adressait alors des hourras à Mikita, avant de lentement se disperser.

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Проблематические натуры
(II.05)
De fichus caractères !

Pan Turkévitch faisait partie des gens qui, comme il le disait lui-même, ‘n'aiment pas qu'on vienne cracher dans leur kacha¹’, et tandis que le Professeur et Lavrovski souffraient passivement, Turkévitch était un homme joyeux et débrouillard en toutes circonstances. D'abord, sans demander l’approbation de quiconque, il s’était immédiatement promu général et avait exigé que chacun lui rendît les honneurs dus à son rang.

Comme personne n'avait osé contester son titre et ses droits, Pan Turkévitch s’était rapidement convaincu de son élévation, se pavanant en se donnant de l’importance. Il fronçait les sourcils d'un air menaçant et montrait à tous, à tout moment, son implacable volonté de flanquer son poing sur quelque mâchoire intrépide, geste qu’apparemment il considérait relever des plus nécessaires prérogatives que lui conférait son grade de général.

Si parfois dans sa tête insouciante quelque doute s’instillait, alors il saisissait le premier quidam qu'il croisait, l’interrogeant d'un air menaçant :

– Qui suis-je en cette place ? Dis-le donc !
– Le Général Turkévitch ! répondait avec humilité l'homme de la rue, comprenant le danger de la situation. Turkévitch le relâchait alors, tout en frisant ses bacchantes d’un air empreint de majesté.

– C'est ça, c’est bien ça !

Et comme en même temps il avait une façon bien à lui d’agiter sa belle paire de moustaches taillées à la hussarde et qu’il était intarissable en blagues et en bons mots, il n’était pas surprenant qu'il fût constamment entouré d'une foule d'auditeurs désœuvrés. Même les portes de la meilleure table d’hôtes du patelin, où se retrouvaient habituellement les hobereaux des environs autour du billard, lui étaient ouvertes. Il en sortait parfois, certes, avec la précipitation d'un homme qu'on met dehors à coups de pieds au derrière et sans cérémonie, mais ces mésaventures - qu’il ne pouvait expliquer que par un manque certain de respect de la part des propriétaires terriens pour sa finesse d’esprit - n'affectaient aucunement son entrain habituel.

Dans son état normal Turkévitch était un homme plein de confiance, d’humeur joyeuse et constamment ivre.

Ce dernier trait de la personnalité de Turkévitch : son penchant certain pour l’alcool, constituait la seconde source de son bien-être : un petit verre lui suffisait à se requinquer pour la journée entière. Cela ne pouvait s’expliquer que par l'énorme quantité de vodka qu’il avait auparavant ingurgitée. Son sang était une sorte de moût d’eau-de-vie et il lui suffisait de maintenir son taux d’alcoolémie à un certain degré de concentration pour que ce mélange continuât à bouillonner en lui et à le griser, lui dépeignant le monde aux couleurs de l'arc-en-ciel.

Mais si, pour une raison quelconque, pendant ne serait-ce que deux ou trois jours, le général ne recevait pas sa dose minimale - au moins un verre - il éprouvait les plus insupportables tourments. Il devenait mélancolique et son courage l’abandonnait. Et dans ces moments chacun savait que l’impétueux soudard devenait plus faible qu'un enfant.

Beaucoup s’empressaient alors à se venger de lui, n’hésitant pas à le rouer de coups, à lui cracher dessus, à lui jeter de la fange au visage. Et lui, alors, n’essayait même pas de se défendre : il ne faisait que pleurer comme une Madeleine, et de ses yeux de grosses larmes coulaient sur ses moustaches tristement pendouillantes. Le pauvre homme se tournait vers tous, suppliant qu’on l’achevât, expliquant qu’il devait mourir "comme un chien sans logis".

Chacun alors s’écartait. Il y avait dans sa voix et sur son visage quelque chose qui forçait les plus audacieux à renoncer et à se détourner de lui, ne supportant plus ni de le voir ni d’entendre sa plainte : celle d’un homme qui - pour un moment, un moment seulement - prenait conscience de son terrible sort...

Mais bien vite le général changeait de figure. Il devenait terrifiant, et ses yeux pleins de fièvre s’enflammaient. Ses joues se creusaient, ses cheveux en brosse se dressaient sur sa tête. Se soulevant brusquement, il se frappait la poitrine et partait en procession solennelle par les rues en prédisant d'une voix forte :

– Je viens !.. Tel le prophète Jérémie²... Je viens démasquer les fourbes et les méchants !

C’était là le signal qui promettait à tous un spectacle des plus intéressants. Nous pouvons ici certifier que Pan Turkévitch, à de tels moments et avec grand succès, usait d’un franc-parler bien peu courant dans notre ville. Ainsi, n’était-il pas surprenant que mêmes les citoyens les plus respectables et les plus besogneux délaissassent un moment leurs affaires pour se joindre à la foule zélatrice de ce nouveau prophète, ou qu’au moins ils n’observassent de loin toutes ses turpitudes.

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Проблематические натуры
(II.04)
De fichus caractères !

Lorsque Lavrovski était ivre, il choisissait - en quelque sorte obstinément - les coins les plus invraisemblables : des flaques d’eau stagnante, l’abri de sombres clôtures, ou bien d’autres endroits tout aussi malsains où il pouvait espérer qu’on ne le débusquât point. Là, il s’asseyait, étendant ses longues jambes en laissant pendre sa noble caboche déconfite.

La solitude et la vodka provoquaient chez lui un élan de franchise, une envie de déverser le lourd chagrin qui oppressait son âme, il se mettait alors à psalmodier l’histoire sans fin de sa jeune vie ruinée. Il tournait son regard vers les piquets gris de la vieille clôture, vers le bouleau qui avec indulgence au-dessus de sa tête lui chuchotait quelques mots, ou bien sur les pies qui, animées d’une curiosité toute féminine, sautillaient autour de cet amas de chair obscur et légèrement grouillant.

Si l'un ou l’autre d’entre nous, au sein de notre bande de gamins, réussissait à le dénicher dans un de ses endroits favoris, tous, silencieusement, venions l’entourer, prêts à écouter, le cœur plein d’émoi, les histoires longues et terrifiantes qu’il racontait. Nos cheveux alors se dressaient et nous le regardions avec effroi quand, le visage blême, il s'accusait de tous les crimes imaginables : à l’en croire, il avait occis son propre père, conduit sa mère au tombeau et laissé mourir frères et sœurs.

Tout nous poussait à croire en ses terribles aveux. Nous étions seulement un peu surpris d’apprendre que Lavrovski avait eu apparemment plusieurs pères, puisqu'il avait percé le cœur de l’un à la pointe d’une épée, trouvé bon d’empoisonner un autre (avec un poison lent !), et noyé le troisième dans quelque gouffre sans fond…

Nous buvions ainsi ses paroles, avec horreur et compassion, jusqu'à ce qu’enfin sa langue, de plus en plus pâteuse, se refuse à prononcer des sons articulés et qu’un sommeil apaisant ne vienne tarir le flot de ses confessions.

Les adultes riaient de nous quand nous leur racontions ce que nous avions entendu, disant que tout cela n’était que balivernes, et que les parents de Lavrovski étaient morts de cause naturelle, de faim ou bien de maladie. Mais nous, avec la sensibilité de nos cœurs puériles, percevions dans ces gémissements un chagrin d'amour sincère et, bien que prenant ses allégories au pied de la lettre, étions plus à même de comprendre la véritable tragédie de cette vie ruinée.

Lorsque la tête de Lavrovski s’affaissait de plus en plus et que de la gorge de ce malheureux ne sourdait plus qu’un ronflement interrompu par des sanglots nerveux, nos têtes d’enfants se penchaient au-dessus de lui. Nous examinions avec soin son visage dévasté, observant comment les ombres de ses forfaits s’y reflétaient, comment dans son sommeil ses sourcils nerveusement s’agitaient et combien ses lèvres se crispaient en une grimace pitoyable semblable presque à celle d’un nourrisson.

– Je vous tuerai ! s'écriait-il soudain, sentant vaguement dans son sommeil notre présence dérangeante, et alors nous nous éparpillions comme une volée de moineaux effrayés.

Il arrivait souvent qu’endormi ainsi, il se trouvât inondé de pluie, enseveli de poussière, et plusieurs fois, dès l'automne, littéralement enfoui par la neige. Et si la mort n’avait pas eu encore raison de lui c’était sans doute grâce au soin secourable de pauvres drilles tout aussi infortunés, et en premier lieu, du jovial Pan Turkévich qui lui-même tout titubant le découvrait, le secouait - l’obligeant ainsi à se mettre sur ses jambes - et puis qui l’entraînait vers la vieille chapelle.

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Проблематические натуры
(II.03)
De fichus caractères !

Une autre figure qui divertissait les habitants par le spectacle qu’elle donnait de son malheur et de sa chute, était le fonctionnaire à la retraite Lavrovski, un homme rongé par l’alcool. Chacun se souvenait du temps encore récent, quand Lavrovski était appelé rien de moins que "Pan clerc-copiste" et qu’il allait en grand uniforme à boutons de cuivre, arborant de petits foulards aux couleurs flamboyantes lui allant à ravir.

Ce souvenir encore chaud rendait plus piquant le spectacle de sa déchéance. La vie de Pan Lavrovski avait basculé de façon soudaine. Il avait suffi qu'un brillant officier des dragons vînt un jour à Kniagè-Veno, qu’il y passât à peine deux semaines, et que dans ce court laps de temps il sût séduire et ravir la blonde progéniture d'un riche aubergiste. Après ce ‘rapt’, les citadins n'entendirent plus jamais parler de la belle Anna, disparue pour toujours vers d'autres horizons. Et Lavrovski se retrouva tout seul, avec tous ses petits foulards de couleur, ayant perdu à jamais l’espérance qui jusque là nourrissait et égayait sa vie de petit fonctionnaire.

A la suite de cette infortune, rapidement, il abandonna son service ainsi que sa famille dont il avait été l'espoir et l’unique soutien. Celle-ci habitait toujours la bourgade mais il ne s’en souciait plus : à présent, il ne se souciait plus de rien ni de personne.

Dans ses rares moments de lucidité, c’est-à-dire quand il n’avait pas bu, il parcourait les rues d’un pas rapide, la tête baissée, comme accablé de honte par le spectacle de sa propre existence. Sa saleté, ses vêtements tombant en lambeaux, sa longue tignasse hirsute, détonaient immédiatement dans la foule et provoquaient la réprobation de tous, mais lui-même ne semblait remarquer personne ni ne rien entendre.

De temps en temps seulement, il jetait un regard troublé tout autour, reflétant sa profonde perplexité : ‘Que me veulent ces étrangers, ces inconnus ? Que leur ai-je fait ? Pourquoi me persécutent-ils avec tant d’obstination ?’

Parfois, dans ses brefs moments de lucidité, quand à ses oreilles lui parvenait le nom de sa ‘Panna’ à la tresse blonde, une violente fureur le saisissait. Alors son visage blême s’embrasait d’un feu noir : il se précipitait, se jetant sur la foule qui illico s’éparpillait.

De tels esclandres, bien qu’exceptionnels, éveillaient étrangement la curiosité des plus désœuvrés ; il n'est donc pas étonnant que lorsque Lavrovski, le regard baissé, déambulait par les rues, la bande d'oiseaux oisifs qui le suivait, essayant en vain de le sortir de son apathie, n’hésitât pas à lui jeter par dépit des pierres ou de la boue.

В дурном обществе – En mauvaise compagnie

Проблематические натуры
(II.02)
De fichus caractères !

Je me souviens encore combien la rue grondait d’éclats de rires quand apparaissait la silhouette courbée et morne du vieux "professeur". C'était une créature tranquille opprimée par l'idiotie, vêtue d'un vieux manteau militaire, coiffée d'un chapeau à visière énorme arborant une cocarde noircie. Chacun lui reconnaissait son titre ‘académique’ qui, semblait-il, lui avait été décerné en raison d'un vague ouï-dire selon lequel il avait officié, on ne savait ni quand ni où, comme précepteur.

Il est bien difficile d'imaginer une créature plus inoffensive et paisible que le Professeur. En règle générale, il errait tranquillement de par les rues, le regard terne et la tête tombante, apparemment sans but déterminé. Les gens ordinaires lui reconnaissaient deux qualités… et en abusaient en guise de cruels divertissements.

D’abord : il marmonnait continuellement, se parlant à lui-même, sans que personne n’eût jamais pu comprendre une parole. Alors que ses mots se répandaient comme le chuchotis d'un ruisseau boueux, en même temps, ses yeux ternes fixaient celui qui se prêtait à l’écouter comme pour s’efforcer de le pénétrer du sens insaisissable de son long discours.

On pouvait le lancer comme on démarre un automate. Pour cela, il suffisait aux commissionnaires des rues, fatigués de somnoler toute la sainte journée, de l’interpeller et de lui soumettre une question quelconque. Le Professeur balançait alors la tête et commençait à débiter à l'infini de bien affligeantes litanies tout en fixant pensivement son auditeur de ses yeux délavés. Après, on pouvait tranquillement s’éclipser ou même s'endormir et puis plus tard se réveiller, et constater que la triste et sombre silhouette du Professeur, penchée au-dessus, poursuivait son marmottage toujours aussi amphigourique.

Mais en soi, cela n’avait encore rien de particulièrement palpitant. L'effet principal qu’espéraient tous ces escogriffes désœuvrés reposait sur le second trait de personnalité du Professeur : le malheureux ne pouvait supporter d’entendre parler de pointes ou d’instruments tranchants. Ainsi, généralement, si au cours d'une de ses éloquentes divagations on se dressait brusquement et lui criait d’une voix perçante : "Couteaux, ciseaux, aiguilles, épingles !", le pauvre hère, comme soudain tiré de son sommeil, tel un oiseau blessé, saisi d’effroi, agitait les bras puis se serrait la poitrine.

Oh, combien de telles souffrances peuvent rester insaisissables à de pareils traîne-savates ! Tout ça parce que leur victime ne peut leur décocher une salutaire grêle de coups pour qu’enfin ils comprennent la douleur...

En entendant ces mots, le pauvre diable de Professeur, se contentait hagard de jeter partout autour de lui un regard hébété et plein d’angoisse. Sa voix résonnait alors d’une ineffable désolation quand, se tournant vers ses bourreaux, et se déchirant la poitrine de ses ongles, il répétait convulsivement :

– Dans le cœur, dans le cœur à l’aide d’un croc de boucher ! Au plus profond du cœur !

Il voulait probablement dire que ces paroles qu’on lui jetait lui transperçaient le cœur, mais apparemment, c’était exactement la réaction qu’espéraient oisifs et cul-terreux pour distraire et tromper leur ennui. Et le pauvre Professeur s’éloignait alors, courbant encore plus bas l’échine, prenant la fuite comme par crainte des coups. Et derrière lui éclataient des rires moqueurs et satisfaits, pendant que, constamment répétées, les mêmes vociférations le poursuivaient, sifflant comme des fouets : "Couteaux, ciseaux, aiguilles, épingles !..."

Là nous faut-il rendre justice aux exilés du château : les gueux de la chapelle se soutenaient les uns les autres avec courage. Et si, dans cette foule persécutrice, surgissaient Pan Turkévitch, accompagné de deux ou trois loqueteux, ou bien qu’apparaissait le porte-baïonnette à la retraite Zaoussaïlov, beaucoup en prenaient pour leur grade !

Le junker¹ Zaoussaïlov était énorme et de haute stature, son nez était d’un bleu-violacé et son regard féroce et exorbité. Il avait depuis longtemps déclaré guerre ouverte à tous les êtres vivants, ne leur laissant ni trêve ni repos. Chaque fois qu'il voyait qu’on persécutait le Professeur, ses cris et ses injures fusaient. Et tel Tamerlan², il se précipitait de par les rues, détruisant tout sur son redoutable passage.

Ainsi, de cette manière, s’était-il autrefois laissé aller à quelques emportements envers les Juifs, bien avant que les pogroms ne deviennent monnaie courante. Il en avait capturé plus d’un qu'il avait ensuite torturés de toutes les façons possibles et commis les pires abominations sur leurs femmes, jusqu'à ce que, finalement, ses expéditions punitives le conduisissent au fond d’une geôle. C’est là que le brave et galant junker à la baïonnette croupissait invariablement après chacune de ses expéditions contre ces rebelles.

Les deux parties ayant chacune, lors de ces combats, fait preuve d’un courage héroïque…