Grey – II.9 – Les Voiles écarlates
Алые паруса – Les voiles écarlates
Грэй (II.9) Grey
S’apprêtant à quitter la bibliothèque, Grey découvrit, au-dessus de la porte, un grand tableau qui contrastait avec l’étouffante torpeur de l’endroit. Il montrait un navire soulevé par la crête d'une haute vague tout entourée d’écume, au moment où il semblait littéralement décoller et se diriger droit vers le spectateur. Son beaupré, de grande hauteur, masquait la base des autres mâts.
Le sommet de la vague, pourfendue par l’étrave du vaisseau, éclaboussante d’écume, s’étendait de part et d’autre comme les ailes d'un oiseau géant. Les voiles, tout embrumées et alourdies par les assauts de la tempête s’affaissaient sous le poids de l’eau. Puis, au moment de franchir l’obstacle, elle se redressaient et, emportées vers l'abîme, précipitaient le navire en de nouvelles avalanches. Des nuages déchiquetés s’étiraient sur la surface de l'océan. Une lumière ténue luttait désespérément contre les ténèbres d’une nuit imminente.
Mais ce qui frappa le plus le garçon dans ce tableau fut la figure de l’homme qui se tenait debout sur le gaillard d’avant, le dos tourné, jambes écartées, tête nue. Il semblait faire de grands gestes. Rien n’expliquait ce qu’il voulait signifier mais tout reflétait son extrême attention et le paroxysme de la situation. Son regard semblait se porter vers quelque chose ou quelqu’un sur le pont qu’on ne pouvait distinguer.
Le revers de sa redingote flottait au vent. Les rafales soulevaient la tresse de sa perruque blanche et son épée noire battait dans la tempête. La richesse de son habit prouvait qu’il s’agissait du capitaine, mais sa façon de se tenir : les mouvements de son corps, soulevé par la vague, le fait aussi qu’il soit sans chapeau, tout démontrait l’extrême danger du moment.
Apparemment il criait, mais quoi ? Avait-il vu un homme passer par-dessus le bastingage ? Avait-il ordonné de virer de bord ou, noyé dans les embruns, appelait-il le maître d'équipage ?
En regardant ce tableau, des pensées, furtives comme des ombres, traversèrent l’esprit de Grey. Soudain, il lui sembla qu'un inconnu, invisible, s’était approché et se tenait près de lui. Il savait que s’il tournait la tête, cette présence étrange disparaîtrait, mais cela n’arrêta nullement son imagination.
Il tendit l’oreille. La voix semblait crier quelques phrases saccadées aussi incompréhensibles que du chinois puis un bruit comme un long éboulement, des échos et un vent sinistre envahirent la bibliothèque. Tout cela Grey l’entendit, le ressentit parfaitement... au fond de lui-même.
Quand enfin il regarda autour de lui, instantanément, le silence dissipa le tohu-bohu de son esprit. La tempête avait soudain cessé.