Алые паруса – Les voiles écarlates

Накануне (IV.5) La veille

Solène cousait...

Et tandis que dans sa tête bourdonnait le chant de la vie, ses petites mains travaillaient avec diligence et dextérité. Mordant le fil, elle laissait son regard vagabonder au loin, mais cela ne l'empêchait pas de border parfaitement l'ourlet et de surjeter la doublure avec la précision d’une machine à coudre.

Bien que Longren ne fût pas rentré, elle ne s'inquiétait pas pour lui. Ces derniers temps, il partait assez souvent la nuit pour pêcher ou simplement pour prendre l'air. Elle savait que rien de mal ne pouvait lui arriver. A bien des égards, Solène était restée cette petite fille qui priait Dieu à sa manière, lui chuchotant amicalement le matin : "Bonjour mon Dieu !", et le soir : "Bonne nuit mon Dieu !"

Pour elle, ces brefs échanges suffisaient amplement au bon Dieu pour conjurer le malheur. Elle tentait aussi de se mettre à sa place. Dieu devait être éternellement occupé par les affaires de millions de gens, et donc elle se disait que pour les soucis de la vie quotidienne il fallait rester patient - tel un invité qui, trouvant une maison pleine de monde, attend dans son coin, avec humilité, la venue du maître de maison surchargé, avec l’espoir, si les circonstances s’y prêtent, de pouvoir accéder au buffet qu’on a servi.

Алые паруса – Les voiles écarlates

Накануне (IV.4) La veille

Restée seule à la maison, après avoir lavé le plancher, Solène s'assit pour coudre un volant à une vieille jupe qu’elle voulait mettre au goût du jour. Elle se souvint alors que des chutes de tissu se trouvaient derrière le miroir et alla en chercher un coupon, puis elle regarda son reflet dans la glace.

Dans le cadre du miroir, sur le devant de l’espace vide dessiné par la chambre, se reflétait l’image d’une fine jeune femme, petite de taille, vêtue d'une mousseline blanche bon marché décorée de fleurs roses, un foulard de soie grise posé sur les épaules. Encore enfantin, légèrement hâlé, son visage était vif et expressif. Ses beaux yeux, un peu sérieux pour son âge, révélaient toute la profonde attention et la timidité de son âme.

La délicate pureté de ses traits, légèrement irréguliers, ne pouvait qu’émouvoir. On aurait pu, bien sûr, retrouver chacun d’eux dans une multitude de visages féminins, mais réunis ensemble, ils lui donnaient une expression unique, singulière et particulièrement tendre. Que dire d’autre ? Le reste est au-delà des mots : Solène était ravissante.

La jeune fille dans le miroir se mit à lui sourire sans raison. Mais son sourire était triste. Remarquant cela, Solène s’en inquiéta, comme si ce visage était celui d’une inconnue. Elle pressa sa joue contre la glace, ferma les yeux et caressa doucement, affectueusement, son reflet. Une foule de pensées, vagues et douces à la fois, traversaient son esprit. Enfin, elle se redressa, eut un petit rire et s'assit devant son ouvrage.

Pendant qu'elle coud, observons-la plus attentivement. En elle y a deux jeunes filles, deux Solène, entremêlées l’une à l’autre, tel un mélange improbable d’émerveillement et de beauté. L'une est la fille d'un marin, d'un artisan qui fabrique des jouets, l'autre est un poème vivant, un poème paré de toutes les merveilles de son chant et de ses images. Les mots voisinent et se répondеnt en toute réciprocité, alliant mystérieusement leurs ombres à leur lumière.

Elle savait de la vie ce que son expérience lui avait appris, mais au-delà de ces contingences, – regardant les objets qui l’entouraient -, elle percevait un ordre différent et bien plus complexe. Ce n’était là qu’une impression subjective mais qui, précisément, par cette différence, était d’une nature profondément humaine.

Inconsciemment, comme mue par une sorte d'inspiration, elle allait de découverte en découverte : des découvertes subtiles, ineffables, mais ô combien essentielles, telles celles de la pureté et la chaleur ! Parfois - et cela durait plusieurs jours – elle en paraissait même transfigurée. Alors les contraintes de sa vie quotidienne disparaissaient, comme disparaît le silence sous l’archet d’un violon. Et tout ce qu'elle voyait, ce qu'elle vivait, ce qui l’entourait devenait pour elle un lacis de mystères.

Ainsi Solène voyait-elle au-delà du visible. Et sans ces révélations, ces conquêtes patientes, tout ce qui autour d’elle relevait de la simple évidence restait étranger à son âme. Aussi pouvait-elle et aimait-elle lire, mais même dans les livres, elle lisait avant tout entre les lignes ; et c’était aussi ainsi qu’elle vivait...

Алые паруса – Les voiles écarlates

Накануне (IV.3) La veille

Longren se taisait...

Assise à côté de lui, Solène se percha sur le bord du tabouret. Il vit bien, sans tourner la tête, qu'elle voulait le consoler et il faillit lui sourire, mais ce sourire n’aurait pu que la déconcerter un peu plus.

Tout en se parlant à elle-même, elle passa la main dans l’épaisse chevelure grise de Longren qu’elle tenta de démêler. Et tandis qu'il fronçait le visage comme quelqu'un qui craint la fumée, elle posa un baiser sur ses moustaches puis, bouchant de ses petits doigts les oreilles hirsutes du vieil homme, elle lui murmura : "Eh bien, maintenant que tu n'entends pas, il faut que je te dise : ...je t'aime…" Longren, à ces mots, éclata de rire. "Ma toute douce !", lui répondit-il simplement en lui caressant la joue. Enfin, il se leva, sortit de la maison et rejoignit sa barque près de la berge…

Solène, restée seule, perdue dans ses pensées, hésita un moment entre le désir de s'abandonner à sa tristesse et la nécessité de s’occuper du ménage. Après avoir fait la vaisselle, elle regarda dans le placard ce qui restait de provisions. Sans même avoir besoin de compter, peser ou diviser, elle vit bien qu’il n’y avait plus assez de farine pour tenir jusqu'à la fin de la semaine : il n'y avait plus d'huile, la boîte de sucre était presque vide, le thé et le café allaient manquer. Et, avec une déception certaine, elle se rendit compte que leur seule réserve était un unique sac de pommes de terre.

Алые паруса – Les voiles écarlates

Накануне (IV.2) La veille

Ayant dit l’essentiel, Solène se tourna timidement vers Longren. Le vieil homme était assis, le dos courbé et les mains jointes entre les genoux. Sentant le regard de sa fille, il releva la tête et soupira. Solène enfin surmonta sa peine et vint s’asseoir à ses côtés. Elle posa la tête sous la sienne et, passant sa petite main sous la manche en cuir de sa veste, elle le regarda par en-dessous et lui sourit.

"Et ça c’est rien encore, attends la suite… S’efforçant de sourire, elle continua : Après ça je me suis décidée à entrer dans un de ces horribles grands magasins. Les gens s’y bousculaient, j'ai même été poussée. Finalement, en me faufilant, j’ai trouvé un vendeur, un bonhomme tout habillé de noir avec des lunettes. Ce que je lui ai dit je ne m’en souviens plus mais à la fin, avec un petit sourire moqueur, il a regardé dans mon panier, a examiné un des jouets, puis l’a remis dans son linge et me l’a rendu..."

Pendant que Longren écoutait Solène, il sentit la colère monter en lui. Il imaginait sa fille perdue dans une foule de gens fortunés, devant un comptoir où s’étalaient des produits de luxe, un vendeur tiré à quatre épingles la considérant avec condescendance derrière ses lunettes lui expliquant qu’il courrait à la faillite s’il se mettait à vendre des brimborions comme ceux qu’elle apportait. Il l’entendait dire que les enfants dans leurs jeux ne faisaient plus qu’imiter les adultes. Il le voyait vanter ses propres articles, posant avec désinvolture sur son étal des modèles miniatures de bâtiments et de viaducs, des reproductions à l’identique de petites voitures, des circuits électriques, des avions avec leur moteur... Tout cela sentait la peinture fraîche et la rentrée des classes.

Solène raconta encore qu’elle s’était aussi rendue à la ‘Lampe d'Aladin’ et dans deux autres boutiques, sans plus de succès. Et tout en finissant son histoire, elle servit le souper.

Après le repas, Longren, en buvant un café bien fort, regarda pensivement ses petits bateaux posés sur l’établi…

"Bien sûr, ils ont raison..., soupira-t-il. Maintenant, les enfants ne jouent pas, ils apprennent. Ils passent leur temps à étudier. Ils étudient et ne commencent jamais à vivre. C’est comme ça mais c’est bien dommage, vraiment dommage…"

"– Nous voilà encore bien malheureux, déclara-t-il à sa fille. Je vais peut-être devoir reprendre du service, sur le Palerme ou un autre navire... Seras-tu capable de te débrouiller sans moi si je dois partir ? J’ai du mal à imaginer que je doive te laisser seule. – Je pourrais peut-être moi aussi m’engager à bord, répondit-elle. Disons… dans les cuisines !"

"Non ! martela Longren en frappant du plat de sa main la table branlante. Tant que je vivrai, tu ne travailleras pas sur un de ces rafiots ! De toute façon, rajouta-t-il, nous avons encore le temps d’y réfléchir…"

Il se tut. Son regard était sombre...

Алые паруса – Les voiles écarlates

Глава четвёртая - Chapitre quatre

Накануне - La veille

Накануне (IV.1) La veille

Sept ans auparavant, Egel, le colporteur de chansons, avait rencontré une fillette au bord de la mer et lui avait raconté l'histoire d'un navire aux voiles écarlates...

La veille, Solène était rentrée de Liss tout attristée. Au retour de sa visite hebdomadaire à la boutique de jouets elle avait rapporté l’ensemble de sa marchandise. Elle en avait été si bouleversée qu'elle ne put en parler tout de suite à Longren. Elle se tenait debout près de la fenêtre et passait machinalement son doigt sur la vitre tout en regardant pensivement la mer. C’est seulement après avoir vu le visage anxieux de son père qui s'attendait au pire qu’elle avait eu la force de tout lui dire.

Elle raconta que dès son arrivée, le boutiquier lui avait ouvert son livre de comptes et lui avait montré combien ils devaient. Elle frissonna devant l'imposante somme à trois chiffres. « C'est ce que vous nous devez depuis décembre... Et voyons à présent combien j’ai vendu de vos jouets… » Et il posa le doigt sur une autre colonne...

"Je le regardais toute dépitée, l’air pitoyable. J’ai vu sur son visage qu’il était de mauvaise humeur et en devenait grossier. J'aurais voulu fuir tant j’avais honte, sanglota Solène. Il a continué en me disant : « Pour moi, ma chère, ce n'est plus rentable. Maintenant, ce sont les produits étrangers qui sont à la mode, toutes les boutiques en sont pleines. Ici plus personne n’achète vos jouets. » Et il m’a dit bien d’autres choses encore que j’ai oubliées. A la fin il a dû avoir pitié de moi, car il m'a conseillé d'aller tenter ma chance au ‘Bazar des enfants’ ou à ‘La lampe d'Aladin’..."

Алые паруса – Les voiles écarlates

Рассвет (III.11) L’aube

En sortant, Grey s’adressa à Létika : "– Tu resteras dans les parages. Tu rejoindras le navire ce soir et tu me rapporteras tout ce que tu pourras apprendre. D’ici là, motus et bouche cousue ! Tu as compris ? – Mon gentil Capitaine... lui répondit Létika avec une certaine familiarité imbibée de rhum, ...pour sûr que j’ai pigé ! Faudrait être sourd pour pas comprendre ! – Parfait… Et souviens-toi qu’auprès de qui que ce soit tu ne parleras de moi, ni même tu n’évoqueras mon nom. A plus tard !"

Grey avait quitté la taverne l’esprit tout chamboulé, empreint du sentiment d’aller de découverte en découverte. Et ce sentiment ne le lâcha plus, pareil à une étincelle prête à mettre le feu à la poudre d’un canon, pareil à un feu ardent couvant sous des décombres d’où va jaillir l’éclair. Il était à présent résolu à agir sans délai.

Il ne retrouva son calme et ne rassembla ses idées que lorsqu'il remonta dans la chaloupe. Sous un soleil de plomb, en riant, il tendit la main, paume vers le haut, comme il l'avait fait étant enfant dans les caves du château familial. Puis il se mit à ramer de toutes ses forces vers Liss où l’attendait son navire…

Алые паруса – Les voiles écarlates

Рассвет (III.10) L’aube

Le charbonnier répéta :

"Il ment. Son père mentait aussi, et aussi sa mère : une race de menteurs ! Moi je puis vous assurer qu'elle est en aussi bonne santé que vous et moi. Je lui ai si souvent parlé : elle s'est assise dans ma charrette, quatre-vingts fois ou plus... Quand elle revient de la ville et que j'ai vendu mon charbon, bien sûr je lui propose de la déposer : « Allez, monte ! », que je lui dis. Elle a toute sa tête, c’est évident !

"Avec toi, Hin Menners, bien entendu, elle ne dira rien. Mais moi, monsieur, tout vendeur de charbon que je suis, qui me fiche pas mal du jugement des autres et des qu’en-dira-t-on, je vous le certifie : elle parle comme une grande personne… même si ce qu’elle raconte est parfois, c’est vrai, un peu bizarre.

"Si vous prêtez l’oreille à ce qu’elle dit, c’est comme si tout était pareil, comme nous quand on cause : c’est la même chose… mais pas tout à fait quand même. Par exemple, quand elle parle de son métier :

"« Philippe, il faut que je te dise..., me confie-t-elle, s’appuyant contre mon épaule comme une libellule à un clocher, …c’est pas que mon travail m’ennuie, seulement je voudrais quelque chose de différent, d’original. J’aimerais tellement être capable de faire que mes bateaux flottent vraiment sur la mer et que les rameurs rament pour de bon : qu’ils débarquent en lançant leur amarre, bien comme il faut, et puis qu’ils s'assoient sur la jetée et mangent un morceau, comme s'ils étaient vivants... »

"Bien sûr, moi je rigole. Je lui réponds : « – Tout ça, Solène, c'est des histoires de petits bateaux mais regarde autour de toi : au boulot, faut se battre… – Non, me réplique-t-elle, je sais ce que je sais. Quand un pêcheur pêche, il espère toujours attraper un gros-gros-gros poisson, un poisson comme jamais personne n’en a attrapé… – Et moi dans tout ça ? que je lui demande – Toi ? elle rit... Тoi, sûrement, quand tu remplis ton panier de charbon, t’imagines qu'il y poussera de fleurs ! »

"C'est ce qu'elle m’a répondu ! Et au même moment, je l'avoue, je ne sais pas pourquoi, mais je me suis retourné pour regarder mon panier. Et alors c’est comme si des bourgeons sortaient de ses tresses d’osier : des feuilles et des bourgeons prêts à éclore. L’image a disparu presque aussitôt et même qu’après ça j’étais un peu moins saoul ! Quant à Hin Menners, je le connais : c’est un menteur, un menteur qui ne demande pas son reste !"

Considérant que l’échange tournait à l’insulte, Menners fusilla du regard le charbonnier et se réfugia derrière son comptoir en demandant âprement : "– Voulez-vous que je vous serve autre chose ? – Non, dit Grey en posant quelques pièces sur la table. Nous y allons…"

Алые паруса – Les voiles écarlates

Рассвет (III.9) L’aube

Hin Menners rapporta à Grey comment environ sept ans auparavant Solène, encore enfant, avait rencontré un colporteur de chansons au bord de la mer. Bien entendu, cette histoire, depuis que le mendiant l’avait racontée dans cette même taverne, s’était transmise et transformée au fil des ragots et des médisances, mais dans l’idée, elle était demeurée intacte.

"‘Solène Du Voilier’, depuis, c'est le nom qu’on lui donne...", répéta Menners. Grey regarda machinalement Létika qui attendait placidement dans son coin, puis ses yeux se portèrent vers la route poussiéreuse devant l’estaminet, et là, ce fut comme si on l’eut frappé. Frappé en plein cœur et en plein visage.

Sur la rue, en face, passait cette même ‘Solène Du Voilier’ que Menners venait de qualifier médicalement de folle, et dont les traits fascinants apparurent à Grey en pleine lumière, pareils à un mystère révélé par des mots inoubliables, émouvants, et en même temps tout simples.

Après avoir croisé les yeux de la jeune fille, toute l'histoire que venait de lui raconter Menners s’effondra.

Menners et Létika qui tournaient le dos à la fenêtre, n’avaient pu la voir. Et pour ne rien laisser paraître de son émotion, Grey eut le réflexe – le courage même ! - de plonger son regard dans les yeux fauves du tavernier.

Ne se doutant de rien, celui-ci poursuivit : "Je puis aussi vous dire que son père est un beau salaud. Il a noyé le mien comme on noie un chat, Dieu me pardonne. Il..."

Hin fut brutalement interrompu par un beuglement inattendu. Le charbonnier, sortant de sa torpeur enivrée, les yeux exorbités, se mit à vociférer si violemment que tous en tremblèrent.

"Vannier, vannier,
tu fauches dans nos paniers !..."

"Te voilà encore ivre-mort, maudit cachalot assoiffé ! lui cria Menners. Fiche le camp d’ici !"

Comme s’il ne l’avait pas entendu, le charbonnier continua à hurler à tue-tête, en noyant sa moustache dans son verre d’alcool :

"Mais méfie-toi qu’on n’te revoie
dans le quartier…"

Hin Menners haussa les épaules, l’air indigné. "Pourriture ! asséna le tavernier, outré comme un accapareur qu’on dépouille. Toujours la même histoire avec cet animal !..."

"– Vous ne pouvez donc rien m’en dire de plus ? demanda Grey à Hin. – Que vous dire d’autre ? Je vous répète que son père est un scélérat. A cause de lui, Votre Grâce, je me suis retrouvé orphelin et, encore enfant, j'ai dû apprendre à me débrouiller tout seul à trouver ma maigre pitance..."

"Tu mens ! interrompit le charbonnier. Tu mens sans vergogne et si effrontément que me voilà tout dessoûlé."

Avant que Hin ne puisse ouvrir la bouche, le charbonnier se tourna vers Grey...

Алые паруса – Les voiles écarlates

Рассвет (III.8) L’aube

En s’approchant, Grey et Létika trouvèrent effectivement la taverne, c’était celle des Menners. Derrière la fenêtre ouverte une bouteille était posée sur une table. A côté d’elle, une main sale tortillait les poils d’une moustache grisonnante.

Bien qu’il fût encore tôt, il y avait trois personnes dans la salle. Près de la fenêtre était assis un charbonnier - celui-là même qui tortillait sa moustache, déjà bien imbibée d’alcool. Deux pêcheurs étaient installés à une autre table, on leur avait servi une omelette et de la bière.

Le tavernier, Hin Menners, un long jeune homme au visage terne et parsemé de taches de rousseur avait dans ses yeux myopes cette expression particulière de désinvolture rusée inhérente aux êtres mercantiles. Il essuyait des plats derrière le comptoir. Par les croisillons de la fenêtre, le soleil venait s’échouer sur un sol crasseux.

Dès que Grey apparut dans la bande de lumière enfumée, Menners, sortant de son antre, s'inclina respectueusement. Il devina aussitôt qu’il avait devant lui un véritable capitaine - une catégorie de client qu’il avait rarement la chance d’accueillir dans son établissement.

Grey demanda qu’on lui serve du rhum. Après avoir recouvert la table d'une nappe de service jaunie par l’usage, Menners apporta une bouteille, léchant de sa langue le bout de l'étiquette qui se décollait. Puis il retourna derrière son comptoir, jetant un coup d'œil tantôt sur Grey, tantôt sur l'assiette qu’il grattait de son ongle pour la débarrasser d’une saleté qui y avait séché.

Tandis que Létika, un verre entre les mains, regardait dehors en se parlant à lui-même, Grey appela Menners. Hin s'assit avec suffisance sur un coin de chaise, flatté d’avoir été appelé à la table d’un capitaine et flatté précisément parce que Grey l’avait mandé par un simple geste du doigt.

''Vous connaissez, j’en suis sûr, tous les habitants du coin, dit calmement Grey. Je m'intéresse à une jeune fille qui porte un foulard et une robe à fleurs roses, aux cheveux châtain foncé et petite de taille. Elle doit avoir dix-sept ans, vingt ans tout au plus. Je l'ai rencontrée non loin d'ici. Quel est son nom ?''

Grey dit cela avec une telle simplicité et une telle fermeté que Hin Menners ne pouvait qu’obéir et lui répondre. Le tavernier esquissa un léger sourire narquois et se tut un court instant : en son for intérieur il brûlait de connaître le fin mot de l’histoire.

''– Hum ! dit-il en regardant le plafond, ça doit être ‘Solène Du Voilier’, ici je ne vois personne d'autre. Elle est à moitié folle. – Comment ça ‘à moitié folle’ ? demanda Grey d’un air indifférent en avalant une grande gorgée de rhum. C’est-à-dire ? – Eh bien, puisque cela vous intéresse, je vais vous raconter…''

Алые паруса – Les voiles écarlates

Рассвет (III.7) L’aube

"Capitaine, où êtes-vous ?" Depuis un moment déjà Létika l’appelait. Mais le capitaine ne l'entendait pas...

Quand Grey enfin se releva, son penchant naturel pour tout ce qui était inattendu et surprenant avait pris le dessus. Tout entier dans cette pensée, songeant que peut-être là, en ce moment précis, se jouait pour la vie quelque chose d'essentiel, il retira la bague ancienne et précieuse qu’il portait à sa main. Doucement il glissa l’anneau au petit doigt de la jeune fille, à ce petit doigt blanc comme l’albâtre qui dépassait juste de sous sa tête.

Le petit doigt bougea brièvement puis se replia. Grey contempla à nouveau son visage calme et assoupi. Se retournant alors, il aperçut derrière lui les sourcils de Létika qui émergeaient du haut des buissons. Le marin, la bouche entrouverte, le regardait avec la même hébétude que Jonas devant la gueule gargantuesque de la baleine.

''– Ah, c'est toi, Létika ! chuchota-t-il. Regarde-la... n’est-elle pas jolie ? – Un merveilleux tableau d'artiste ! s’extasia en murmurant le marin qui aimait les expressions livresques. A la réflexion, la conjonction des évènements paraît nous être favorable puisque de mon côté Capitaine, j'ai attrapé quatre murènes et une autre espèce de poisson plus rond qu’une baudruche. – Chut, Létika. Allons-nous en d'ici…''

Ils rejoignirent le hallier et s’apprêtaient déjà à descendre vers la barque quand Grey hésita. Il porta son regard vers Caperna dont on apercevait les cheminées répandant leur fumée au-dessus des arbres et jusque sur le sable du rivage. Et dans cette fumée, il lui sembla reconnaître la silhouette de la jeune fille.

Il résolut alors de changer de cap et prit le chemin qui descendait le long du coteau. Létika le suivit sans demander le pourquoi du comment : il comprit à nouveau qu’il lui fallait se taire. Arrivant près des premières bâtisses, Grey se tourna vers son compagnon :

''– Veux-tu bien Létika, de ton œil avisé déterminer où se trouve la taverne ? – Ça doit être ce toit noir là-bas, avança le marin, ...mais p’t-ête pas. – Et qu’est-ce qui te fait dire que ce serait ce toit-là ? – Je ne sais pas, Capitaine. Rien de plus que la voix du cœur !''