Алые паруса – Les voiles écarlates

Рассвет (III.6) L’aube

De sa main, avec prudence, Grey écarta une branche et s'arrêta tout surpris devant cette troublante apparition. A quelques pas de lui, recroquevillée, une jambe ramassée près du corps et l'autre complètement étendue, la tête posée sur ses bras délicatement repliés, Solène dormait.

Un vent léger caressait ses cheveux en désordre. A l’ombre de sa tempe, ses longs cils reposaient sur sa joue qu’une mèche noire recouvrait à moitié. Sous sa tête, le petit doigt de sa main droite frissonna. Un bouton de son corsage était défait, laissant voir le creux de sa gorge. Ses genoux dépassaient des plis de sa robe. Grey s'accroupit pour mieux la contempler. Là, près d’elle, il ressemblait sans le savoir au Faune d’un tableau d'Arnold Böcklin.

En d'autres circonstances peut-être aurait-il regardé cette fille d’un œil distrait mais à cet instant c’est autrement qu’il la dévisageait. Il se sentait tout ému et son cœur en lui souriait. Jamais, bien sûr, il ne l’avait vue. Il ne connaissait pas son nom et encore moins pourquoi elle s'était endormie là, près du rivage.

Le jour avançait, l'ombre du feuillage se rapprochait, et Grey restait ainsi, immobile, dans la même position malcommode. Tout sommeillait en elle : ses cheveux bruns dormaient, les plis de sa robe froissée dormaient, l'herbe même autour d’elle, comme pour lui faire un lit, semblait somnoler.

Tout entier pénétré de cette image, Grey se laissa plonger dans une douce félicité, emporté par une vague chaude et pure…

Tout cela le ravissait, comme on aime une toile sans titre ni signature. L'impression laissée par un tel tableau privé de tout discours était d’une force incomparable, autorisant toutes les suppositions et toutes les pensées.

Алые паруса – Les voiles écarlates

Рассвет (III.5) L’aube

Se réveillant, Grey oublia un instant comment il était arrivé jusque là. Avec étonnement, il découvrit l'éclat joyeux du matin, le soleil qui scintillait à travers les branches et l’horizon lointain tout inondé d’azur. Au-dessus de sa tête, un noisetier étendait son feuillage. Toujours allongé, plus bas, il entendait le clapotis du ressac qui caressait le pied de la rive escarpée. C’est alors qu’une goutte de rosée, comme une gifle froide, tomba sur son visage encore somnolent. Il se leva.

La lumière partout triomphait. Les tisons à peine refroidis du feu de bois s'accrochaient à la vie dans un dernier souffle de fumée. Leur odeur boisée invitait à respirer l'air pur au sein de cette nature au charme sauvage.

Létika n’était pas là. Emporté par son enthousiasme et passionné comme un joueur de jeux de hasard, il pêchait encore. Grey sortit du petit bois broussailleux. Des buissons poussaient çà et là. L'herbe fumait sous les premiers rayons du soleil. Les fleurs encore humides de rosée ressemblaient à des enfants réveillés à l'eau froide.

Par d'innombrables petites bouches, le monde végétal inspirait l’air frais du matin et Grey dut se frayer un passage pour traverser cette marmaille joyeuse jusqu’à un endroit plus dégagé. Là, sur un tapis d’herbes sauvages, près d’un arbre, une jeune fille dormait…

Алые паруса – Les voiles écarlates

Рассвет (III.4) L’aube

Grey s'allongea près du feu en contemplant les flammes que la mer reflétait. Il laissa ses pensées divaguer à leur guise, errant tour à tour entre vide, confusion et immobilité. Parfois, elles se précipitaient pareilles à un cheval fougueux dans une foule compacte, la bousculant, l’écrasant, et puis s’arrêtant brusquement.

Son esprit ainsi vagabondait. Passant d’une vibrante émotion aux recoins les plus secrets de son âme, ses pensées voyageaient entre ciel et terre, s’excitant, s'entretenant avec des visages imaginaires, enjolivant des souvenirs, en occultant d’autres. Dans cette brume, tout devenait vivant, réel, et, en même temps, tout y était incohérent, comme dans un délire.

Souvent lorsqu’on repense à sa vie, la conscience au repos s’amuse à vous sourire et quelques souvenirs épars vous reviennent alors en mémoire : comme une brindille cassée ou bien des feuilles mortes... C’est ainsi qu’allongé près du feu, Grey se laissait aller au fil de ses pensées, mais en fait il était ailleurs.

Le bras sur lequel il appuyait sa tête était tout engourdi et froid. Les étoiles brillaient faiblement. L’aube approchant, l'obscurité se faisait plus profonde encore. Grey commençait déjà à s’assoupir. Il eut envie de boire et tendit la main, déjà en rêve il saisissait la bouteille… quand il tomba dans un sommeil profond. Deux heures ainsi passèrent qui ne durèrent pour lui que le temps d’un songe.

Durant ce temps, par deux fois, Létika était venu ranimer le feu. Tout en fumant, il inspecta avec curiosité la bouche du poisson qu’il venait de sortir de l’eau : Qu’y a-t-il là-dedans ? Mais là-dedans, bien évidemment, il n'y avait rien…

Алые паруса – Les voiles écarlates

Рассвет (III.3) L’aube

Grey s'assit près du feu...

''– Eh bien, dit-il en tendant la bouteille, bois, Létika, mon ami, à la santé de tous les sobres ! Au fait, tu ne nous as pas pris le rhum, mais de la vodka. – Désolé, Capitaine..., répondit le marin, en reprenant son souffle. …Permettez que j’attaque le poulet ?...'' Et, ayant saisi d'un seul coup de mâchoire la moitié du volatile, il rajouta : ''Je sais que vous préférez le rhum mais comme il faisait noir et que j'étais pressé... La vodka, voyez-vous, endurcit le bonhomme. Moi, quand je dois faire le coup de poing, je bois de la vodka…'', conclut-il, en agitant l’aile de la bête qu’il venait de sortir de sa bouche...

Pendant que Grey lui aussi mangeait et buvait, le marin l’observait du coin de l’œil, puis, incapable de résister, lui demanda : ''– Est-il vrai, Capitaine, à ce qu'on dit, que vous êtes d'une famille noble ? – Ça n'a pas d’intérêt, Létika. Va pêcher, si le cœur t’en dit. – Et vous ? – Moi ? Je ne sais pas. Peut-être après...''

Létika prépara sa canne, tout en imaginant un petit poème, chose dont il était passé maître et pour laquelle tout l’équipage l’admirait.

''En sifflant, j’ai pris une longue perche,
Avec au bout du fil un hameçon.
Petiiit ver... remue-toi ! On te cherche
Pour nourrir notre ami le poisson...''

Létika chatouilla du doigt l’asticot dans sa boîte…

''Longtemps sous terre tu promenas.
Tu y vivais, ma foi, fort content !
Mais sais-tu bien ce qui t’attend ?
Le poisson-chat te mangera !''

Enfin il s’éloigna en chantonnant :

Алые паруса – Les voiles écarlates

Рассвет (III.2) L’aube

Du fond de la baie parvenait la sourde rumeur de la ville plongée dans la nuit. Parfois le vent, par-dessus les eaux, ramenait depuis la côte une phrase comme si quelqu’un l’avait prononcée distinctement sur le pont du navire, ses derniers mots recouverts par le grincement du cabestan.

Sur le gaillard d’avant quelqu’un gratta une allumette, éclairant des doigts, une paire de moustaches et deux yeux ronds. Grey siffla. La lueur du foyer d’une pipe se déplaça, comme flottant dans les airs. Bientôt dans l'obscurité il vit les mains et le visage de l’homme de quart.

''Dis à Létika de me rejoindre, dit Grey, et qu’il prenne avec lui les cannes à pêche…''. Il descendit dans une chaloupe. Au bout de dix minutes, Létika, un gaillard agile et espiègle, arriva en faisant claquer les rames. Il les fixa aux tolets, déposa le sac de provisions à l’avant, puis il saisit les avirons. Grey s’assit à la barre.

''De quel côté désirez-vous qu’on se dirige, Capitaine ?'' demanda Létika en poussant sur les rames. Mais le capitaine resta silencieux. Le marin savait qu'il ne fallait rien rajouter. Il se tut et se mit à ramer hardiment.

La chaloupe prit la direction du large puis longea la côte. Grey ne se souciait pas où aller. La barre chuintait faiblement, les rames éclaboussaient la surface de l’eau. Tout le reste n’était que mer et silence…

Sur la droite se trouvait l'océan, aussi tranquille qu'un homme endormi. Sur la gauche, le relief côtier se détachait en une épaisse masse obscure. Dans le lointain, des feux de cheminées scintillaient au-dessus des vitres rouges des fenêtres : on apercevait Caperna. Les lumières du village ressemblaient dans la nuit aux bouches incandescentes de petits fourneaux. De loin on entendait des aboiements et des gens qui se querellaient.

Dépassant Caperna, Grey dirigea la barque vers le rivage où venaient doucement s’échouer les vagues. Après avoir allumé la lanterne, il aperçut le flanc d’une falaise et ses rebords en surplomb. L’endroit lui plut.

"Nous allons pêcher ici", dit Grey en tapant sur l’épaule du rameur. Le marin grommela vaguement. "C'est bien la première fois que je navigue avec un tel capitaine, marmonna-t-il. Un bon capitaine, mais un homme bizarre, et même agaçant par moment. Mais je l'aime bien quand même..."

Après avoir planté une rame dans le limon, Létika y attacha la chaloupe puis tous deux mirent pied à terre et grimpèrent par les éboulis jusqu’en haut de la falaise où s'étendait un épais bosquet. Létika débita de sa hache un tronc d’arbre mort et fit un feu. Les ombres et les flammes reflétées par l'eau bientôt dansèrent. Autour d’eux, l'herbe et les branches s’illuminèrent dans l’obscurité. Au-dessus, tournoyant dans la fumée, l'air scintillait.

Алые паруса – Les voiles écarlates

Глава третья - Chapitre trois

Рассвет - L’aube

Рассвет (III.1) L’aube

***

***

Quatre ans durant, le capitaine Grey parcourut les mers du globe.

Dans l'éclat des lumières du soir, laissant derrière lui un sillage d’écume, Le Secret acheva sa course dans la rade de Liss où il jeta l’ancre, non loin du phare. Pendant dix jours on déchargea la cargaison d’étoffe indienne, de café et de thé. Le onzième jour, l’équipage le passa à terre dans les vapeurs d’alcool, à se reposer. Le douzième, Grey fut pris de mélancolie, sans raison et sans comprendre pourquoi.

Déjà le matin, à son réveil, il sentit que cette journée commençait tristement. L’humeur sombre, il s’habilla, prit son petit-déjeuner à contrecœur, oublia de lire le journal et fuma longtemps. Un vague sentiment, indéfinissable, comme une tension, emplissait son cœur de désirs inconnus et contradictoires sur lesquels il peinait à mettre des mots. Malgré tout il se mit au travail.

Accompagné du maître d'équipage, Grey passa le navire en revue. Il ordonna de relever les haubans, de desserrer la barre du gouvernail, de nettoyer les écubiers, de changer le foc, de briquer le pont, d’astiquer le compas, d’ouvrir en grand, de ventiler et de balayer la cale. Mais tout cela ne l’amusa pas ni ne calma son anxiété. La journée durant il resta maussade et irritable : c'était comme si quelqu'un l'appelait, mais il ne savait ni qui ni où.

Au cours d’une journée, chacun peut être saisi par tant de pensées et d'impressions, peut se figurer tant de conversations et de mots, qu’ensemble rassemblés, ils constitueraient plus que la matière d'un livre épais. Cette journée, comme un visage, possédait sa propre expression, mais Grey tentait en vain d’en percevoir les traits. Peut-être qu’aucun mot n’existait pour définir le vague sentiment qu’elle lui laissait. Quelque nom qu’il voulût lui donner, elle demeurait à jamais au-delà des mots et de l’entendement, comme le souvenir d’un parfum.

Grey était à la merci de ce sentiment. Il aurait pu, il est vrai, se dire : « J'attends, je vois, je saurai bientôt… » Mais même ces paroles n’auraient valu guère mieux que l’ébauche d’un plan d’architecte à peine esquissé : rien de plus que les relents d’une puissante et vibrante exaltation.

Le soir venu, Grey s'assit dans sa cabine, prit un livre et, n’hésitant pas à contredire l'auteur, rajouta quelques notes sans queue ni tête dans les marges. Cette conversation d’outre-tombe le divertit un moment puis, rallumant sa pipe, il se noya dans une fumée bleutée, vivant errant parmi les arabesques fantomatiques qui l’enveloppaient de leurs nuages évanescents.

Comme on verse de l’huile sur une mer agitée pour soumettre sa fureur, la puissance du tabac apaisa sa tristesse et calma l'irritation de ses sentiments, les rendant plus doux et plus supportables. Finalement, après que Grey eut par trois fois bourré et fumé sa pipe, sa mélancolie s’assagit, abandonnant son âme dans les brumes d’une longue rêverie.

Au bout d’une heure il sortit de sa léthargie, décida de bouger et gagna le pont du navire. La nuit était complète : les étoiles et les feux des lanternes suspendues aux mâts somnolaient dans un rêve d'eau noire. L'air était tiède et sentait la mer.

Grey leva la tête vers le ciel étoilé. C’est alors qu’à travers l’ immensité de l’espace, la lumière venue d’une planète lointaine pénétra ses pupilles, pareille à une aiguille de feu…

Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.15) Grey

Грэй пробыл в замке семь дней; на восьмой день, взяв крупную сумму денег, он вернулся в Дубельт и сказал капитану Гопу: «Благодарю. Вы были добрым товарищем. Прощай же, старший товарищ». Здесь он закрепил истинное значение этого слова жутким, как тиски, рукопожатием. «Теперь я буду плавать отдельно, на собственном корабле». Гоп вспыхнул, плюнул, вырвал руку и пошёл прочь, но Грэй, догнав, обнял его. И они уселись в гостинице, все вместе, двадцать четыре человека с командой, и пили, и кричали, и пели, и выпили и съели всё, что было на буфете и в кухне.

Прошло ещё мало времени, и в порте Дубельт вечерняя звезда сверкнула над чёрной линией новой мачты. То был «Секрет», купленный Грэем; трёхмачтовый галиот в двести шестьдесят тонн. Так, капитаном и собственником корабля, Артур Грэй плавал ещё четыре года, пока судьба не привела его в Лисс. Но он уже навсегда запомнил тот короткий грудной смех, полный сердечной музыки, каким встретили его дома, и раза два в год посещал замок, оставляя женщине с серебряными волосами нетвёрдую уверенность в том, что такой большой мальчик, пожалуй, справится со своими игрушками.

Grey resta sept jours au château. Le huitième, ayant pris avec lui une grosse somme d'argent, il retourna à Dоubelt et retrouva le capitaine Gop : "Merci. Vous avez été pour moi un véritable ami, lui dit-il. Adieu, vieux compagnon !".

Il accompagna ces paroles par une puissante poignée de main. "Dorénavant, je naviguerai pour moi-même, sur mon propre navire." Gop vit rouge et cracha par terre. Il retira sèchement sa main que Grey tenait tel un étau et partit en lui tournant le dos, mais Grey, le rattrapant, le serra fort dans ses bras.

Plus tard, on les retrouva, assis à la table d’une auberge, en compagnie de la vingtaine d’hommes d’équipage de L’Anselme. Ils burent, mangèrent, chantèrent, gueulèrent, burent et burent encore, pillant réserves et garde-manger...

Il ne fallut pas longtemps pour que dans le port de Dоubelt, l'étoile du soir resplendisse au-dessus de la noire silhouette d’un nouveau vaisseau - Le Secret -, que Grey venait d’acquérir : un trois mâts de deux cent soixante tonneaux.

Ainsi, devenu capitaine et propriétaire de son navire, Arthur Grеy navigua quatre années supplémentaires, jusqu'à ce que le destin le conduise à Liss.

Jamais pourtant il n’oublia le petit rire sincère s’échappant, telle une musique venue du cœur, de la poitrine de sa mère lorsqu’elle l’avait accueilli au château, et deux fois par an il y retournait, laissant là-bas une femme aux cheveux gris-argentés, doutant toujours que son grand garçon puisse se débrouiller avec tous ses jouets...

Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.14) Grey

A Vancouver, Grey reçut de sa mère une lettre pleine de larmes et de crainte. Il lui répondit par ces mots : « Je comprends, mais si, même loin de moi, tu vois comme je vois, regarde par mes yeux. Si tu entends comme j’entends, pose un coquillage contre ton oreille, et écoute le bruit des vagues éternelles. Et si tu aimes comme j’aime alors j’aurais voulu trouver dans ta lettre, en plus de ton amour et de l’argent que tu m’adresses : un sourire... »

La traversée dura jusqu'au retour de L'Anselme à Doubelt. Là, le temps de l’escale, Grey, qui venait d’avoir vingt ans, se rendit au château familial.

Tout, même les plus infimes détails, était identique à ce qu'il avait laissé cinq ans auparavant. Seul peut-être le feuillage des jeunes ormes s’était épaissi et leur ombre fantasque se dessinait à présent le long de la façade de la vieille bâtisse.

Les domestiques accoururent, ravis et surpris. Ils saluèrent ce Grey-là avec la même déférence figée, comme si celui d’avant avait quitté le château la veille, puis lui indiquèrent où était sa mère. Il monta dans une pièce à l’étage. Là, entrouvrant doucement la porte, il s'arrêta, silencieux.

Devant lui se tenait une femme aux cheveux gris, en robe noire, qui priait devant un crucifix. Grey l’entendit murmurer, et ses paroles palpitaient comme un battement de cœur : "Protège tous les marins, les voyageurs, les malades, les captifs et ceux qui souffrent..." Et il l’entendit rajouter en soupirant : "...et mon garçon …"

"Je…" Il ne put rien dire d’autre. Sa mère se tourna vers lui. Elle avait maigri. Le masque hautain de son délicat visage prit alors une expression nouvelle et s’illumina, comme s’il retrouvait une seconde jeunesse. Elle se précipita vers lui, un petit rire sortit de sa poitrine ; elle poussa une exclamation contenue, des larmes dans les yeux. C'est tout. Mais à cet instant c’est comme si elle revivait - plus forte et plus intensément que jamais.

"Je te retrouve enfin, mon amour, mon petit !"

Et Grеy un moment redevint l’enfant qu’il avait cessé d’être. Puis elle lui parla de la mort de son père et lui se mit à raconter ses années passées en mer.

Elle l’écouta, ne lui fit aucun reproche ni objection, mais pour elle - dans tout ce qu'il prétendait être la vérité de sa vie - elle ne voyait que des jouets avec lesquels son garçon, comme un enfant, s'amusait : continents, océans, bateaux, tout cela n’était que jouets…

Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.13) Grey

Le capitaine de L'Anselme était un brave homme mais un marin sévère. C'est avec un malin plaisir qu'il avait pris à son bord le garçon. Dans le désir forcené de Grey, il ne voyait qu'un caprice excentrique et il se réjouissait d'avance en imaginant comment, au bout de deux mois, le garçon lui dirait, en évitant de croiser son regard : « Capitaine Gop, j'ai écorché mes coudes le long des cordages, mes flancs et mon dos me font mal, mes doigts sont meurtris, ma tête craque et mes jambes sont toutes tremblantes. Toutes ces cordes mouillées qu’il faut tirer pèsent cent kilos, tous ces rails, ces haubans, ces guindeaux ont été créés pour tourmenter mon corps délicat. Je veux retourner chez ma mère !»

Alors le capitaine Gop lui aurait répondu : « Envole-toi où tu veux, mon petit oiseau. Si du goudron s’est collé sur tes ailes sensibles, tu pourras à la maison les nettoyer à l'eau de Cologne ‘Rose-Mimosa’ ». Le nom de cette eau de Cologne était pure invention de Gop lui-même, mais il plut tant au capitaine qu’ayant terminé sa réprimande imaginaire, il répéta à haute voix : ''C’est ça : à l’eau de Cologne ‘Rose-Mimosa’ !''

Mais petit à petit, alors que Grey, les dents serrées et le visage blême, gardait le même entêtement, la même détermination, Gop cessa de penser ainsi. Endurant un effort acharné, le garçon sentait que le travail lui devenait plus facile comme si la dureté du navire envahissait son corps : l'habitude et le savoir-faire prenant le pas sur son manque d'expérience.

Il arrivait, en heurtant le quai, que la corde d’amarrage lui déchirât les mains jusqu’au sang, qu’il se prît le pied dans un des anneaux de la chaîne qui tenait l’ancre ou que le coin bardé de fer d’une voile détrempée et battue par le vent le frappât au visage. Bref, tout son travail n’était que torture, exigeant de lui une concentration extrême. Mais peu lui importait de suer, de souffler et de souffrir. Et tandis qu’il tentait, avec effort, de redresser l’échine, toujours il conservait le même sourire crâneur.

Il endura silencieusement les railleries, les intimidations et les inévitables abus des membres de l’équipage jusqu'à ce qu'il devienne ‘un des leurs’, mais à partir de là, c’est à coups de poings qu’il répondit invariablement à toute insulte.

Un jour, le capitaine Gop, voyant comment il repliait habilement la grand’voile sur sa vergue, se dit : ''Il tient là le bon bout, le bougre !''

Quand Grey fut redescendu sur le pont, Gop le convoqua dans sa cabine et, ouvrant un livre tout usé par les ans, lui dit : ''Écoute-moi attentivement, mon garçon... Et veux-tu immédiatement cesser de fumer devant ton capitaine !!!''

Ainsi Gop commença-t-il ''le dressage de son jeune chiot''...

Il se mit à lui lire, ou plutôt à déclamer d’anciens mots de la langue des marins. Ce fut là pour Grey sa première leçon. L’année qui suivit, il se familiarisa avec les règles de la navigation et le droit maritime. Il apprit à lire les cartes marines et à piloter un navire. Il s’initia à la réparation navale et aux calculs comptables du commerce portuaire. Le capitaine Gop lui avait tendu la main et parlait en disant : « Nous ».

Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.12) Grey

Un matin d’automne, à l'âge de quinze ans, Arthur Grey quitta secrètement le château et franchit le grand portail qui conduisait à l’océan. Bientôt la goélette L’Anselme quitta le port de Doubelt pour Marseille avec à son bord un jeune mousse aux petites mains, à l'apparence d'une fillette qu’on aurait déguisée en garçon. Ce garçon c’était Grey. Il n’avait pour tout bagage qu’un élégant sac de voyage, des bottines vernies - souples comme des gants - et des sous-vêtements de fine batiste ornés de couronnes brodées.

Au cours de l'année, alors que L’Anselme depuis la France avait fait escale en Espagne et naviguait vers l'Amérique, Grey dilapida presque tout son bien en gâteaux (sûrement en mémoire des tartes de son enfance) ...et le reste aux cartes. Il voulait devenir un diable de marin. Il se mit à boire de la vodka à s’en étrangler le gosier et n’hésitait pas à se jeter à l’eau, tête la première, d’une hauteur de plus de deux toises.

Petit à petit, il perdit tout sauf l'essentiel : son étrange et subtil caractère. Il perdit sa mollesse, devint osseux et fort en muscles, troqua sa pâleur contre un teint hâlé, abandonna l'insouciance raffinée de ses gestes pour la précision confiante d'un habile marin. Son regard vif et pénétrant devint étincelant comme celui d’un homme qui se tient près d’un feu et son discours, jusqu’alors tantôt arrogant, tantôt timide, devint court et précis, tel le trait d’une mouette se précipitant sur un banc frémissant de poissons argentés.