Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.11) Grey

Dans ce monde, naturellement, c’était la figure du capitaine qui dominait tout le reste. Il était l'âme et l’intelligence du vaisseau, son destin aussi. C’est lui qui décidait du travail de l’équipage comme de ses distractions – un équipage qu’il avait lui-même choisi et qui correspondait à bien des égards à ses propres inclinations. Il connaissait chacun personnellement, ses habitudes, son histoire, ses liens familiaux...

Aux yeux des matelots, le capitaine possédait des savoirs mystérieux grâce auxquels son navire pouvait naviguer en toute confiance d’un bout à l’autre du monde – par exemple, de Lisbonne à Shanghai.

Cet homme savait par mille et un efforts faire face aux tempêtes et, par des ordres brefs, couper court à toute panique à bord. Il pouvait prendre la mer ou jeter l’ancre où et quand il voulait, commander le moment d’appareiller et choisir à sa guise le fret qu’on embarquerait. Il décidait des réparations du navire et du repos des hommes. Bref : difficile d'imaginer un pouvoir plus grand et plus sage pour une entreprise humaine soumise à tant d’aléas. Et ce pouvoir faisait de lui l’égal d’Orphée.

Comme aucune autre, cette image, issue de son imagination et de ses lectures, occupa toutes les pensées du jeune garçon. Nulle autre profession ne pouvait réunir aussi exactement, avec une telle efficience, tout ce qu’il pouvait espérer de la vie et de ses trésors et sublimer ainsi ses espérances les plus intimes d’accomplissement personnel et de bonheur.

Dangers, risques, au sein d’une nature puissante, lumière d'une terre lointaine, merveilleuse incertitude, amours toujours fuyantes faites de rendez-vous et de séparations, fascinante excitation des rencontres et des événements, bref : l'immense variété de la vie sur tous les continents ! Et là-haut dans le ciel tantôt la Croix du Sud, tantôt la Grande Ourse se reflétant dans ses yeux vifs.

Pourtant, au cours de toutes ces traversées, le souvenir de la mère-patrie ne le quittait jamais : dans sa cabine, il gardait des livres, des tableaux, des lettres aussi, et des fleurs séchées entrelacées de boucles soyeuses précieusement conservées dans une amulette de cuir pendue à sa robuste poitrine.

Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.10) Grey

Souvent Grey revint voir le tableau. Cette toile résonnait dans son âme et devint une part essentielle de sa vie. Ainsi commença-t-il à mieux se connaître lui-même. Le jeune garçon sentit progressivement l’appel de la mer. Fouinant des heures dans la bibliothèque, il se passionna pour les livres de marine dans lesquels il partit à la découverte des flots bleus et rayonnants, franchissant ainsi les portes lumineuses qui mènent à l'immense océan.

Là, dans un sillage d’écume, des vaisseaux surgissaient. Certains avaient perdu leurs voiles, leurs mâts, et, emportés par les flots, avaient sombré dans l'obscurité des abîmes sous l’œil phosphorescent des poissons abyssaux. D'autres, frappés par les brisants, se fracassaient contre des récifs, la houle secouant leur coque et menaçant sans cesse de les broyer. Une épave, abandonnée, ses cordages rompus, gisait là, dans une longue agonie, jusqu’à ce qu’une prochaine tempête vienne la pulvériser. D’autres encore, après avoir chargé leur fret dans un port, l’avaient acheminé ailleurs sans encombre : leur équipage, à la table d’une taverne, célébrant l’heureuse issue de la traversée et buvant force vodka à grosses goulées.

Il y avait aussi des bateaux pirates sur lesquels de terribles forbans agitaient des couteaux et hissaient le drapeau noir. Des vaisseaux fantômes frappés du livide rayon vert ; des bâtiments de guerre avec des soldats, des canons, de la musique ; des navires d'expéditions scientifiques à la recherche de volcans, de plantes et d'animaux exotiques ; des vaisseaux cachant de sombres secrets et des mutineries ; des navires d’exploration et des navires d'aventures.

Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.9) Grey

S’apprêtant à quitter la bibliothèque, Grey découvrit, au-dessus de la porte, un grand tableau qui contrastait avec l’étouffante torpeur de l’endroit. Il montrait un navire soulevé par la crête d'une haute vague tout entourée d’écume, au moment où il semblait littéralement décoller et se diriger droit vers le spectateur. Son beaupré, de grande hauteur, masquait la base des autres mâts.

Le sommet de la vague, pourfendue par l’étrave du vaisseau, éclaboussante d’écume, s’étendait de part et d’autre comme les ailes d'un oiseau géant. Les voiles, tout embrumées et alourdies par les assauts de la tempête s’affaissaient sous le poids de l’eau. Puis, au moment de franchir l’obstacle, elle se redressaient et, emportées vers l'abîme, précipitaient le navire en de nouvelles avalanches. Des nuages déchiquetés s’étiraient sur la surface de l'océan. Une lumière ténue luttait désespérément contre les ténèbres d’une nuit imminente.

Mais ce qui frappa le plus le garçon dans ce tableau fut la figure de l’homme qui se tenait debout sur le gaillard d’avant, le dos tourné, jambes écartées, tête nue. Il semblait faire de grands gestes. Rien n’expliquait ce qu’il voulait signifier mais tout reflétait son extrême attention et le paroxysme de la situation. Son regard semblait se porter vers quelque chose ou quelqu’un sur le pont qu’on ne pouvait distinguer.

Le revers de sa redingote flottait au vent. Les rafales soulevaient la tresse de sa perruque blanche et son épée noire battait dans la tempête. La richesse de son habit prouvait qu’il s’agissait du capitaine, mais sa façon de se tenir : les mouvements de son corps, soulevé par la vague, le fait aussi qu’il soit sans chapeau, tout démontrait l’extrême danger du moment.

Apparemment il criait, mais quoi ? Avait-il vu un homme passer par-dessus le bastingage ? Avait-il ordonné de virer de bord ou, noyé dans les embruns, appelait-il le maître d'équipage ?

En regardant ce tableau, des pensées, furtives comme des ombres, traversèrent l’esprit de Grey. Soudain, il lui sembla qu'un inconnu, invisible, s’était approché et se tenait près de lui. Il savait que s’il tournait la tête, cette présence étrange disparaîtrait, mais cela n’arrêta nullement son imagination.

Il tendit l’oreille. La voix semblait crier quelques phrases saccadées aussi incompréhensibles que du chinois puis un bruit comme un long éboulement, des échos et un vent sinistre envahirent la bibliothèque. Tout cela Grey l’entendit, le ressentit parfaitement... au fond de lui-même.

Quand enfin il regarda autour de lui, instantanément, le silence dissipa le tohu-bohu de son esprit. La tempête avait soudain cessé.

Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.8) Grey

Cela arriva dans la bibliothèque du château dont la haute porte surmontée d’un verre opaque était généralement verrouillée. Mais le pêne de la serrure tenait à peine et il suffit à Grey – poussé par le démon de l’exploration - de le presser pour que la porte acceptât de s’ouvrir. En pénétrant il fut frappé par la lumière poussiéreuse, dont l’éclat et l’étrangeté provenaient des motifs colorés de la partie haute des vitres donnant sur l’extérieur.

Le silence régnait ici comme l’eau stagnante d’un étang. De sombres rangées de rayonnages jouxtaient par endroits les fenêtres, les occultant à moitié. Chaque allée était encombrée de livres.

Là, sur une table, se trouvait un album ouvert dont des feuillets s’échappaient, plus loin des rouleaux liés par un cordon doré, des piles de vieux grimoires et d'épais manuscrits, toute une collection de livres miniatures qui craquaient comme de l’écorce sèche quand on les ouvrait. Ici et là, des schémas techniques et des tableaux, des rangées de nouvelles publications, des cartes, toutes sortes de reliures à la peau rugueuse ou délicate, noire ou colorée, bleue ou grise, épaisse ou fine, grenue ou lisse.

Les rayons étaient remplis d’ouvrages qui semblaient former les murs mêmes de la bibliothèque, des murs qui, dans leur épaisseur, auraient emprisonné le vaste monde. Chaque reflet dans une vitre renvoyait vers autre rayonnage et puis vers un autre encore.

Un énorme globe terrestre, entouré par deux grands cercles de cuivre – l’un marquant l’équateur et l’autre le méridien – trônait sur une table ronde.

Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.7) Grey

Ainsi, Grеy vivait-il dans son propre monde. Il jouait seul - généralement dans les arrière-cours du château, qui conservaient leur allure militaire d’autrefois. Ces vastes friches, avec leurs restants de fossés et leurs vieilles casemates de pierre envahies par la mousse, étaient pleines de mauvaises herbes, d'orties, de bardane et de petites fleurs sauvages multicolores.

Grеy y restait pendant des heures, explorant terriers et taupinières, luttant contre les ronces, piégeant les papillons et construisant des forteresses faites de gravats qu'ensuite il assiégeait et bombardait en y lançant pierres et bâtons.

Il allait déjà sur sa douzième année, lorsque tous les détails, tous les traits de sa personnalité, toutes ses aspirations secrètes jusqu’alors éparpillées, furent d’un coup rassemblés et s’ordonnèrent de façon harmonieuse pour devenir un désir indomptable.

Avant cela, c’était pour lui comme si chaque partie de son être, pareille aux éléments d’un jardin – une trouée de lumière, une ombre, une fleur, le tronc d’un arbre luxuriant – s’était trouvée dispersée dans de nombreux autres jardins. Là, soudainement, toutes se révélaient à lui clairement, enfin réunies dans un magnifique et étonnant accord.

Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.6a) Grey

Le Portrait de Liliane Grey...

Liliane Grey était une noble dame dont le visage et la silhouette paraissaient ne pouvoir répondre que par un silence glacial aux appels enflammés de la vie. Hautaine, elle était dépourvue d'attraits charnels et sa beauté subtile repoussait plutôt qu'elle attirait. Mais en compagnie d’Arthur, elle devenait une mère toute simple. Elle lui parlait d'un ton aimant et doux et lui disait toutes ces petites choses qui n’ont point besoin d’être retranscrites et dont la force réside dans leurs sentiments plus que dans leur teneur.

Elle ne pouvait absolument rien lui refuser. Elle lui pardonnait tout : ses incursions dans les cuisines, son aversion pour les leçons, ses désobéissances et ses innombrables bizarreries. S'il ne voulait pas que les arbres soient élagués, les arbres gardaient leurs branches ; s'il demandait à pardonner ou à récompenser quelqu'un, l'intéressé savait qu'il en serait ainsi ; il pouvait monter n'importe quel cheval, ramener n'importe quel chien au château, fouiller dans la bibliothèque, courir pieds nus et manger ce qu'il voulait.

Son père tenta un temps de lutter contre cela, mais céda enfin - non par principe, mais pour ne pas contrarier sa femme. Il se borna à éloigner tous les enfants des gens du château, craignant qu’à cause de leur ‘basse’ influence, les caprices du jeune garçon ne se transforment en penchants difficiles à éradiquer.

Грэй (II.6b) Grey

La mère de Grey avait été façonnée pour le monde dans lequel elle évoluait. Elle vivait – ou plutôt sommeillait - dans une douce sécurité qui pourvoyait à tous les désirs d’une âme ordinaire. Elle n’avait d’autre chose à penser que de s’entretenir avec ses couturières, consulter son médecin et interroger le majordome.

Ses inclinations, que son éducation et le destin avaient définitivement chloroformées, ne vivaient plus en elle mais erraient vaguement, la laissant sans volonté. Son unique soulagement était l’attachement passionné - presque religieux - qu’elle portait à son étrange enfant. La noble dame ressemblait à un paon qui aurait fait éclore un œuf de cygne.

Elle était consciente du splendide isolement de son fils et en souffrait ; la tristesse, l'amour et l'embarras la remplissaient lorsqu'elle pressait le garçon sur sa poitrine. C’est son cœur qui parlait alors et s’exprimait dans une autre langue que celle, conventionnelle et compassée, en usage dans son monde : comme si les rayons du soleil dispersés par un nuage avaient pénétré de leur nuances mystérieuses l’architecture symétrique et banale d’un bâtiment officiel, le privant de ses misérables qualités, l'œil ne reconnaissant plus l’endroit mais y découvrant, à la place, une éblouissante harmonie de lumière.

Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.5) Grey

Betsy était devenue l’amie de Grey...

Elle remplissait ses poches de petits gâteaux et de pommes, et lui ne manquait pas de lui raconter des contes et d'autres histoires qu’il avait lus dans les livres.

Un jour, Grey découvrit que Betsy ne pouvait pas épouser Jim, le valet d’écurie, car ni l’un ni l’autre n'avaient assez d'argent pour se mettre en ménage.

Grey brisa alors sa tirelire en porcelaine avec les pinces de la cheminée et en vida la centaine de pièces qu’elle contenait. Se levant tôt, alors que Betsy avait déjà rejoint les cuisines, il entra dans sa chambre et déposa le cadeau sur son coffre accompagné d'un petit mot :

« Betsy, c'est pour toi. Signé : Robin des bois, chef du gang des brigands. »

L'agitation provoquée dans la cuisine par cette histoire prit de telles proportions que Grey dut avouer être l’auteur de ce forfait mais il ne reprit pas l'argent et ne voulut plus jamais en parler…

Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.4) Grey

Bien que l’accès aux cuisines lui fût strictement interdit, Grey s’empressa d’explorer avec zèle l’immense salle de ce monde étonnant fait de bouillons, de vapeur, de suie, de sifflements, de sauces fumantes, de couteaux qui s’entrechoquaient et d'odeurs savoureuses.

Dans un silence pesant, les cuisiniers, tels des officiants, se déplaçaient, leurs bonnets blancs frôlant les murs noircis, donnant ainsi au tableau l’aspect d'une liturgie solennelle. Des gaillardes replètes lavaient la vaisselle dans des barils, faisant tinter la porcelaine et l'argent pendant que les garçons de service, pliant sous le poids, portaient des paniers pleins de poissons, d'huîtres, d'écrevisses et de fruits.

Là, sur une longue table, on avait déposé des faisans aux couleurs arc-en-ciel, des canards gris, des poules bigarrées. Ici, un porcelet à la queue en tire-bouchon et aux yeux de poupon qui dort, plus loin, des navets, des choux, des noix, des raisins secs et des pêches bien mûres.

Dans cette cuisine, Grey se sentait tout timide : il lui semblait qu'ici tout ce monde était mu par des forces obscures : un pouvoir d’un ressort si puissant qu’il insufflait la vie-même à tout le château. Les appels résonnaient à la fois comme des ordres et comme des incantations. Grâce à une longue pratique, les gestes précis et parcimonieux de ceux qui travaillaient ici relevaient d’une inspiration quasi-divine.

Grey n'était pas encore assez grand pour regarder dans la plus haute des marmites qui bouillonnait comme le Vésuve, mais il en avait grand respect. Il regardait avec admiration comment deux femmes la déplaçaient. De l’écume enfumée éclaboussait alors sur le poêle crépitant, et sa vapeur se répandait par vagues dans toute la cuisine.

Une fois, une de ces cuisinières eut la main brûlée par ces éclaboussures. Sa peau passa instantanément du rose au rouge, même ses ongles devinrent rouges à cause de l'afflux de sang. Betsy (c'était son nom), en pleurant, passa de l'huile sur la blessure. Des larmes de douleur coulèrent sur ses joues rondes.

Grey en fut tétanisé et alors que les autres femmes s’affairaient autour d’elle, il ressentit la sensation de souffrance aiguë qu’un autre peut endurer, souffrance qu'il ne pouvait lui-même éprouver dans sa chair.

"– Ça te fait beaucoup mal ? demanda-t-il. – Essaie donc et tu verras !" répondit Betsy en se couvrant la main de son tablier.

Fronçant les sourcils, le garçon grimpa sur un tabouret, prit une grande cuillerée de bouillon (il s’agissait d’un ragoût d’agneau) et la versa sur son poignet. La sensation fut immédiate : intense. La douleur le fit chanceler. Blanc comme un linge et cachant sa main brûlante dans la poche de son caleçon, Grey s'approcha de Betsy :

"Il me semble en effet que tu souffres beaucoup-beaucoup, lui dit-il, sans lui faire part de ce qu’il venait de faire. Allons voir le docteur Betsy !... Allez, viens !"

Et tandis que dans la cuisine chacun proposait son remède maison, Grey tira Betsy par la robe jusque chez le médecin. Celui-ci soulagea la douleur de la jeune cuisinière en lui posant un bandage. Ce n'est qu'après le départ de la jeune fille que le garçon montra sa main au médecin.

Cette petite aventure fit de Betsy, vingt ans, et d’Arthur Grey, dix ans, de véritables amis...

Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.3) Grey

"Eh bien, qu’en dis-tu ? dit Poldichok, en s'asseyant sur une caisse et en bourrant son nez de tabac à priser. Vois-tu ces tonneaux-là ? Il y a là-dedans un vin si délicieux que plus d'un ivrogne accepterait qu’on lui coupe la langue si on l’autorisait à en boire ne serait-ce qu’un petit verre.

"Chaque baril contient cent litres d'un nectar qui explose l'âme et lénifie le corps. Il est d’une couleur plus sombre que la cerise et si épais - comme un miel crémeux - qu’il ne coulerait pas d’une bouteille. On le tient enfermé dans ces fûts d'ébène, solides comme du fer, enserrés par de doubles cerclages de cuivre rouge. Et sur chacun il est écrit en latin : « Grey me boira quand il sera au paradis ».

« Grey me boira quand il sera au paradis », répéta-t-il songeur...

"Cette inscription a donné lieu à des interprétations si oiseuses et si contradictoires que votre arrière-grand-père, le bien-né Siméon Grey, fit construire une villa qu’il nomma ‘Paradis’, pensant ainsi innocemment concilier le mystérieux dicton et la réalité. Mais, vas-tu le croire ? il est mort dès qu'ils ont tenté de décercler un de ces barils. Ce vieil assoiffé est mort d'un arrêt du cœur, saisi par trop d’émotion !

"Depuis, plus personne n’a touché à ces tonneaux, continua Poldichok. La croyance s’est installée que ce vin si précieux apportait le malheur. En effet, même le Sphinx égyptien n’a jamais posé pareille énigme ! Certes, il a demandé au sage : « Vais-je te manger comme je mange tout le monde, dis la vérité et tu auras la vie sauve ! », mais même alors après mûre réflexion…"

Poldichok s'interrompit : "Il me semble que ça goutte encore là-bas…" Et il s’élança d’un pas trébuchant vers le coin où se trouvait le grand fût, puis en revint, après avoir bien resserré la bonde, l’air réjoui et tout souriant.

"...Oui. Après avoir bien raisonné, et surtout sans précipitation, le sage aurait pu répondre au Sphinx : « Viens, frère, buvons, et tu oublieras toutes ces fadaises. »...

"« Grey me boira quand il sera au paradis ! » Comment interpréter cela ? Le boira-t-il quand il sera mort, ou quoi ? Voilà qui est bien étrange. Si c’est le cas, c’est un saint homme parti au Ciel, et par conséquent… qui ne boit pas de vin, ni même de la simple vodka.

"Imaginons aussi que ‘le paradis’ signifie ‘le bonheur’, réfléchit Poldichok. Mais le souci, dit comme ça, c’est que l’ange du bonheur perdrait la moitié de ses plumes lorsque l'heureux élu se demanderait lucidement : est-ce vraiment ça le Paradis ?...

"Voici la chose : pour boire à un tel tonneau avec le cœur léger il faut en rire, mon garçon, et pour bien boire et bien en rire, le mieux est de garder un pied sur Terre et d’avoir l'autre déjà au Ciel.

"… Enfin, il y a une troisième hypothèse, surenchérit le sommelier : c’est qu'un jour Grey boive jusqu'à l’extase et vide entièrement le tonneau. Mais ceci, fiston, ne serait en aucun cas l'accomplissement de la prédiction mais seulement une banale beuverie d’ivrogne…"

S'étant convaincu une fois de plus que la bonde du grand fût de chêne ne fuyait pas, Poldichok acheva sa tirade avec gravité : "Ces tonneaux-là ont été rapportés en 1793 par votre aïeul, John Grey, de Lisbonne, sur un navire qui s’appelait Le Beagle ; deux mille piastres d'or furent payées pour ce vin. Les inscriptions furent gravées par l'armurier Benjamin Elian de Pondichéry. Depuis ils reposent ici, six pieds sous terre, recouverts de cendres de ceps de vigne. Ce vin n'a jamais été bu par personne ni même goûté et ne le sera jamais…"

"Et moi, un jour, je le boirai !" dit Grey en frappant du pied pour s’en convaincre.

"– Voilà un jeune homme bien courageux ! releva Poldichok. Le boiras-tu au paradis ?
– Bien sûr, répondit Grey : le paradis, le voici, regarde !"

Et il rit doucement en ouvrant sa main. Un rayon de soleil illumina sa petite paume : "Le voici, ici : là il y est…" Puis brusquement le garçon replia ses doigts et montra le poing. "Là, il n’y est plus…"

"Là, de nouveau il y est…, et de nouveau il n’y est plus !" En disant cela, plusieurs fois il ouvrait, puis refermait sa main.

Satisfait de sa plaisanterie, il courut devant Poldichok et prit le sombre escalier qui menait à l’étage...

Алые паруса – Les voiles écarlates

Грэй (II.2) Grey

En grandissant, Grеy n’eut de cesse d’explorer tous les recoins du château en y faisant des découvertes surprenantes. Ainsi, dans le grenier, il mit la main sur un bric-à-brac de vieilles armures en acier, y trouva d’anciens grimoires aux reliures de fer et de cuir, dénicha de vieux oripeaux tombant en poussière et dispersa des volées de pigeons.

Dans la cave où l’on gardait le vin, il s’informa sur les Château Lafite, le vin de Madère, le Xérès. Là, sous de lourdes voûtes en pierre, dormaient de petits et de grands tonneaux. Le plus grand fût, en chêne noir centenaire, occupait tout un pan de la cave où sa patine brillait dans la pénombre des fenêtres à pignon.

Entre les tonneaux, dans des paniers en osier, sommeillaient des bouteilles ventrues en verre bleu et vert. Des champignons gris aux pattes minces poussaient sur les pierres et sur le sol. Partout - moisissure, mousse, humidité, partout une odeur aigre et suffocante. Dans le coin le plus éloigné, une immense toile d'araignée se parait de reflets d’or quand un dernier rayon de soleil la traversait.

A l’endroit où on avait enfoui depuis l’époque de Cromwell deux tonneaux du meilleur vin d’Alicante, Poldichok, le sommelier, ne manquait pas, à chaque fois, de raconter à Grey l'histoire de la fameuse tombe où gisait un mort plus vivant qu'une meute de chiens ratiers, lui désignant son emplacement sur le sol. Et avant de commencer, il n'oubliait pas aussi, à chaque fois, d’aller vérifier que la bonde du grand fût de chêne ne gouttait pas, et en revenait le cœur semble-t-il soulagé, les yeux brillant de larmes de joie qu’il ne pouvait maîtriser...