IIya Varchavsky – L’amour et le temps (13)

Petites-nouvelles-russes - Le cavalier de bronze 1
Saint-Pétersbourg, le Cavalier de bronze

Илья Варшавский - Ilya Varchavsky
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­Любо́вь и вре́мя - L’amour et le temps­

Трина́дцатый эпизо́д - Episode treize

Тот, кто никогда́ не выходи́л на свида́нье задо́лго до назна́ченного сро́ка, досто́ин сожале́ния. Настоя́щая любо́вь прошла́ ми́мо, не заде́в его́ да́же кра́ем свои́х белосне́жных оде́жд.

…Наступа́л час, когда́ бе́лая ночь отдаёт беззащи́тный го́род во власть колдовски́х чар.

По остыва́ющему асфа́льту скользи́ли на ша́баш ю́ные ве́дьмы в коро́тких распашо́нках. Изныва́ющие от сла́достного томле́ния чертеня́та подтанцо́вывали в подворо́тнях, пове́сив на грудь транзи́сторные приёмники, ста́рый грехово́дник в ли́хо сдви́нутом бере́те, под кото́рым уга́дывались элега́нтные ро́жки, припада́я на ле́вое копы́то, тащи́л тяжёлый магнитофо́н. Скрю́ченная карга́ с клюко́й несла́ под мы́шкой полупотрошёного петуха́ в цвета́стом пла́стиковом мешо́чке.

Марципа́новые ростра́льные коло́нны подпира́ли бе́ло-ро́зовую пастилу́ не́ба, са́харный парохо́дик ре́зал леденцо́вую гладь Невы́, оставля́я за кормо́й пе́нистую струю́ шампа́нского. Над про́тивнями крыш вече́рний бриз гнал на закла́ние бе́лых пуши́стых ягня́т, и надра́енный шампу́р Адмиралте́йства  уже́ сверка́л о́тблеском подве́шенного на за́паде манга́ла. А там, где хмельны́е за́пахи лили́сь в реку́ из го́рлышка Сена́тской пло́щади , мая́чила исполи́нская во́дочная этике́тка с Ме́дным Вса́дником на взды́бленном коне́.

Всё гото́вилось к сва́дебному пи́ру.

Кларне́т шёл по ковру́ тополи́ного пу́ха, и на шёлковых поду́шках клумб навстре́чу ему́ раскрыва́лись лепестки́ фиа́лок, дове́рчиво, как глаза́ люби́мой.

Предчу́вствую Тебя́. Года́ прохо́дят ми́мо - Всё в о́блике одно́м предчу́вствую Тебя́.

Основа́тельное знако́мство с тво́рчеством Бло́ка определённо пошло́ на по́льзу моему́ геро́ю.

Petites-nouvelles-russes - Le cavalier de bronze 2
Etiquette de vodka 'Jubilée' (Юбилейная водка)

Qui n'est jamais allé à un rendez-vous galant bien avant l'heure est à plaindre. L’Amour, le véritable Amour l’aura croisé sans même l’avoir effleuré de la frange immaculée de son voile.

...L'heure approchait où la nuit blanche¹ livrerait la ville sans défense à d'ensorcelantes puissances .

Sur l'asphalte encore tiède, de jeunes sorcières en fin chemisier glissaient d’un pas léger rejoindre le sabbat. Des diablotins, tout languissants d’amour, se trémoussaient sous les porches, un radio-transistor suspendu à leur poitrine ; un vieux bonhomme espiègle, portant un drôle de béret sur la tête qui laissait deviner d'élégantes petites cornes, traînait derrière lui en boitant du sabot gauche un lourd magnétophone. Une affreuse vieille, le dos tout voûté, s’appuyant sur sa canne, portait sous le bras, enveloppé dans un sac plastique aux couleurs flamboyantes, un coq aux entrailles à moitié évidées.

Les lourdes colonnes rostrales² en massepain³ soutenaient un ciel de guimauves blanches et roses pendant qu’un petit bateau pareil à un calisson4 découpait la surface sucre-glace des eaux de la Neva, laissant derrière lui un mince filet d’écume de champagne.

Au-dessus des toits semblables à des plaques sorties tout droit d’un four, la brise du soir poussait à l'abattoir des agneaux blancs et duveteux, et la flèche de l'Amirauté5 – prête à les embrocher - scintillait aux lueurs d’un brasier suspendu au couchant. Et non loin, là où tous ces fumets enivrants se déversaient dans la Neva, depuis le goulot de la place du Sénat6 , se dressait la statue du Cavalier de bronze, pareil à l’étiquette d’une bouteille de vodka7, cabrant fièrement son noble destrier.

Tout augurait le festin de la noce.

Clarinette s’avançait sur un tapis de chatons tombés des peupliers, et à son passage, dans les soieries duveteuses des parterres de fleurs, les violettes, comme les yeux d'une bien-aimée, ouvraient et déployaient avec confiance leurs pétales.

Je Te pressens déjà. Les années passent - Et tout entièrement,  je Te pressens déjà.8

Décidément la fréquentation récente de l’œuvre d’Alexandre Blok semblait, en ces instants, pleinement profitable à notre héros.

1- Durant les célèbres ‘nuits blanches’ de Saint-Pétersbourg (белые ночи), autour du 21 juin, la ville reste enveloppée de lueurs crépusculaires sans qu’il ne fasse jamais vraiment nuit.

2- Les colonnes rostrales de Saint-Pétersbourg : érigées entre 1805 et 1810 afin de servir de lanternes au port de la ville, de part et d'autre de la pointe de l’île Vassilievski, elles sont décorées à la mode romaine de ‘rostres’ – c’est-à-dire de proues de navires (d’où leur nom). Pour en savoir plus, lire (en russe) : les colonnes rostrales de Saint-Pétersbourg.

3- Le massepain est une pâte confectionnée à base d'amandes servant à la confection de confiserie traditionnelle dans de nombreux pays (et, en France, principalement en Alsace).

4 - Le calisson est une confiserie provençale nappée d’un glaçage blanc. (L’auteur parle ici simplement d’un ‘petit bateau en sucre’).

5- A Saint-Pétersbourg, la flèche de l’Amirauté (шпиль Адмиралте́йства), haute de 70 mètres, est un des symboles de la ville, visible et reconnaissable entre tous. Lire en russe : Saint-Pétersbourg, l'Amirauté.

6 - La place du Sénat (Ансамбль Сенатской площади) est un ensemble architectural qui comprend, entre autre, le bâtiment de l’Amirauté. Lire en russe : L'ensemble de la Place de l'Amirauté.

7- Il s’agit-là d’une référence ironique de l’auteur à une célèbre marque de vodka russe : ‘Jubilée’ (Юбилейная водка), produite en Russie depuis les années 60. Sur l’étiquette des bouteilles figure majestueusement une représentation du ‘Cavalier de Bronze’.

8- Premiers vers du poème d’Alexandre Blok ‘Je Te pressens déjà’ (Предчувствую Тебя) – 1901. Lire sur ce site.

…Тот, кто не проста́ивал на ме́сте свида́ния, когда́ уже́ все мы́слимые сро́ки прошли́, не зна́ет, что тако́е му́ки любви́.

Она́ обману́ла… Нет го́рше э́тих слов на све́те. Тоскли́во дождли́вым у́тром в Ленингра́де, ох, как тоскли́во! Всё ка́жется ме́рзким: и зло́бный оска́л ло́шади, и самодово́льная ро́жа вса́дника, и насме́шливые кри́ки ча́ек, и сго́рбленные фигу́ры пе́рвых пешехо́дов, и плюю́щийся чёрным ды́мом букси́р, волоку́щий гря́зную ба́ржу, и покры́тая коро́стой дождя́ река́, и похо́жие на све́жие моги́льные холмы́ клу́мбы с небре́жно набро́санными мо́крыми цвета́ми, и неле́пые столбы́, у подно́жья кото́рых сидя́т го́лые мужики́ с дура́цкими вёслами . То́шно с опустошённой душо́й возвраща́ться в одино́кое своё жильё, где подгото́влен у́жин на двои́х и вя́нут уже́ никому́ не ну́жные ро́зы, - тру́дно сказа́ть, до чего́ то́шно!

Торго́вец! В твои́х рука́х секре́т забве́нья, нацеди́ мне из той бо́чки до́брую кру́жку вина́! Ах, ещё не продаёте? Прости́те, я ве́чно пу́таю эпо́хи.

Petites nouvelles russes - Saint-Pétersbourg, les colonnes rostrales
Saint-Pétersbourg, les colonnes rostrales, et sur la gauche le Palais de la Bourse

... Celui qui n’est jamais resté à attendre sur le lieu d’un rendez-vous, alors que l’heure est passée et largement dépassée, ne sait nullement ce que sont les affres de l'amour.

« Elle m’a posé un lapin... » Il n'y a pas de mots plus amers au monde. O combien une morne matinée pluvieuse sur Leningrad peut être triste et morne ! Tout alors vous paraît abject : le méchant sourire du cheval sur sa pierre et la gueule satisfaite de son cavalier, les cris moqueurs des mouettes et les silhouettes voûtées des premiers piétons, et le remorqueur qui crache une fumée noire, traînant derrière lui une barge grise et sale, et la pluie dessinant sur la Néva comme des croûtes de gale, et les parterres de fleurs mouillées, négligemment dispersés çà et là, pareils à de funèbres tumulus fraîchement recouverts, et ces absurdes colonnes enfin, au pied desquelles trônent des hommes nus brandissant dans leurs mains de stupides rames9 .

Combien il est désespérant de rentrer seul, le cœur dévasté, dans une maison vide, où, bien inutilement, un dîner pour deux a été préparé, et où, languissant, un bouquet de roses déjà se fane. Oui, il est difficile de dire combien ceci est attristant, désolant jusqu’à l’écœurement !

Tavernier ! Entre tes mains est le secret de l'oubli, verse-moi de ce tonneau-là une bonne lichée de vin ! Oh, es-tu encore fermé10 ?

Désolé, je confonds éternellement les époques.

9- Au pied des Colonnes rostrales trônent des statues de divinités fluviales. L’une représente le Dniepr (Днепр) – sculptée par Joseph Camberlain -, et l’autre le Dieu Volkhov (Волхов) – sculptée par Jacques Thibault -, chacun tenant une rame dans sa main. Lire (en russe) : Les statues au pied des Colonnes rostrales.

10- En ex-URSS, afin de lutter contre l’alcoolisme, les heures d’ouverture des établissements délivrant de l’alcool (à plus de 30°) étaient limitées. L’ouvrier soviétique ne pouvait donc pas, de bon matin, aller boire un p’tit verre, à moins qu’il n’emportât avec lui sa dose de cordial.